Dans le bled de Brunswick, en Géorgie, il y a une petite enclave appelée Satilla Shores. Imaginez Rosemère dans une végétation du sud des États-Unis. Des cottages proprets sous un large couvert végétal. Prospère sans être ultrariche. Des rues tranquilles sans trottoirs.

L’an dernier, quand j’y étais, on pouvait voir des pancartes de Trump toutes les deux ou trois maisons.

Je roulais au hasard des rues désertes quand j’ai aperçu cet homme qui tondait sa pelouse. Je ne savais pas que j’étais exactement en face du lieu où Ahmaud Arbery avait été tué par les trois justiciers qui viennent d’être déclarés coupables de meurtre.

Un petit mémorial avait été installé chez les voisins d’en face, avec la permission des propriétaires.

Le septuagénaire, lui, n’aurait jamais accepté qu’on vienne déposer des fleurs sur son terrain : « J’ai pas acheté un cimetière. » Il était dégoûté par l’état du monde en général, et les journalistes en particulier, même ceux de Fox News, depuis qu’ils avaient envahi son gazon et le voisinage.

Ce n’était pas la mort absurde de ce jeune homme de 25 ans qui le choquait. C’était le désordre des rues dans son pays, lui qui n’aspirait qu’à la tranquillité après une carrière d’honnête ingénieur des ponts et chaussées.

Il ne m’a pas parlé de la violence de l’ancien policier Gregory McMichael, de son fils Travis et de leur voisin William Bryan, qui ont traqué Arbery avant de tirer sur cet homme sans arme.

Bryan, qui avait filmé la scène avec son téléphone, a déclaré qu’après avoir tué Arbery, le fils McMichael avait dit « fucking N… ».

Ce n’est pas de ça que l’homme voulait me parler – en fait, il ne voulait pas du tout me parler, mais il m’a parlé une demi-heure.

Il parlait des manifestants « qui arrivent ici en Corvette en jouant les victimes », et bien entendu il voulait dire : les Noirs.

Il s’est bien gardé de me donner son opinion sur « l’affaire ».

Il n’était pas là. N’avait rien vu. Et si j’écrivais son nom – qu’il ne m’a pas donné –, il saurait « où me trouver ».

Ce n’était pas vraiment nécessaire.

Ces images me revenaient la semaine dernière quand j’entendais le pasteur Al Sharpton qui était allé dénoncer sur place la composition du jury de onze Blancs et un Noir dans cette ville majoritairement afro-américaine où étaient jugés les trois accusés.

PHOTO STEPHEN B. MORTON, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le pasteur Al Sharpton, flanqué des parents d’Ahmaud Arbery, a pris la parole le 18 novembre devant le palais de justice du comté de Glynn, à Brunswick, en Géorgie.

Pourtant, mercredi, ce jury a déclaré les trois hommes coupables de meurtre. Ils risquent maintenant l’emprisonnement à perpétuité.

Seul le fils McMichael a témoigné pour sa défense. Il ne faisait que protéger le voisinage contre les cambriolages fréquents, a-t-il plaidé. S’il a tiré, c’est qu’Arbery l’attaquait.

Mais même dans un État qui autorisait alors l’arrestation citoyenne (interdite au printemps 2020 après cette affaire), il y a des limites à étirer le concept de légitime défense. Prendre en chasse un homme sans arme, le coincer, le prendre à partie et lui tirer dessus au moment où il tente, lui, de se défendre contre des hommes armés… ça ne passe pas le test.

Dans les vidéos de surveillance, on voit Ahmaud Arbery entrer dans une maison en construction. Il y a des outils. Des matériaux de construction. On le voit faire un tour rapide. Puis repartir. Ce n’était pas la première fois qu’il y allait. Le propriétaire de la maison n’a remarqué aucun objet volé. Et il n’a jamais demandé aux McMichael d’aller jouer les justiciers.

Mais qu’il s’y soit rendu pour voler ou juste pour « voir », ça ne rend pas plus légitime, légale ou excusable la suite des choses.

Les verdicts de jury dans des villes différentes n’ont pas à être cohérents entre eux. Tout de même, le cas de Kyle Rittenhouse, acquitté la semaine dernière au Wisconsin en plaidant la légitime défense, est différent à plusieurs égards. Dans son cas, la défense pouvait soulever un doute sur son état d’esprit, quand la foule d’une manifestation ayant viré en émeute s’en est prise à lui – même si le fait de permettre à des ados de se promener avec des AR-15 chargés est absurde.

La défense dans l’affaire Arbery était tout simplement irrecevable : rien ne justifie une chasse à l’homme visant un homme non armé, même s’il avait été un cambrioleur. Il y a le 911, pour ça.

Je sais qu’il ne faut pas trop lire dans un verdict. Je sais qu’il ne s’agit pas d’une déclaration politique ou d’une commission d’enquête. Ce n’est que l’avis de 12 citoyens sur des faits, sur la suffisance d’une preuve, au regard de la loi.

N’empêche : rarement aura-t-on vu ces derniers temps une affaire aussi ouvertement marquée par le thème du racisme. Pas entre les lignes : dans le récit central.

Le crime, d’abord, qui était la version en camionnette d’un lynchage.

L’enquête, ensuite, quand les procureurs locaux ont refusé de porter des accusations – McMichael père est un ancien policier. Il a fallu la publication de la vidéo et des enquêtes journalistiques pour que le dossier soit pris en charge par l’État.

Et le procès lui-même, enfin, où la défense a voulu interdire que des « pasteurs noirs » se présentent aux côtés de la famille de la victime dans la salle d’audience – ce que le juge a refusé.

Et jusqu’aux plaidoiries, quand l’avocate d’un des accusés a voulu montrer qu’Ahmaud Arbery n’était pas ce joggeur innocent tué par son client.

La preuve ?

Il se promenait avec ses souliers de course « sans chaussettes et les ongles de pied sales », a-t-elle dit.

C’est donc une défaite pour le racisme de bien des manières.

Ce verdict prononcé par un jury presque entièrement blanc prend ainsi des allures de symbole puissant. Même s’il a fallu se battre pour qu’elle advienne, une justice était possible.