Le centre Nejat, dans le Vieux-Kaboul, ne paie pas de mine. Et c’est tant mieux. Des hommes et des femmes toxicomanes y viennent incognito tous les jours pour une séance de conseils et de motivation.

Les encouragements sont les seuls remèdes offerts dans ce centre de désintoxication pour les aider à se débarrasser de leur dépendance à l’opium, à l’héroïne ou à une autre drogue.

Et cette petite clinique, ces jours-ci, fait tout pour rester sous le radar.

« Depuis l’arrivée des talibans, on essaie de ne pas attirer l’attention. Si on lève la main pour dire ce qu’on fait, on craint que les talibans ne suspendent nos activités. On veut éviter ça. On a tellement de travail », dit, au bout du fil, Reza Muhammad Mazloomyar, directeur des programmes du centre Nejat.

« La situation est difficile depuis le jour où le président Ashraf Ghani a fui et que les talibans ont pris le contrôle [en août]. Les talibans disent que selon l’islam, il faut punir les utilisateurs de drogue et ceux qui sont dépendants. Nos employés ont d’abord eu peur de venir au boulot et ils prennent des risques tous les jours. Nos usagers, eux, commencent à revenir », dit M. Mazloomyar. Notre entretien ne peut pas s’éterniser, pour des questions de sécurité, il doit rentrer à la maison avant la tombée de la nuit. Kaboul est aujourd’hui la ville de tous les dangers.

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Je connais le centre Nejat pour y avoir fait un reportage en 2005. Un reportage qui m’avait secouée.

À l’époque, j’y avais rencontré cinq femmes accros à l’opium. Âgées de 17 à 70 ans, ces Afghanes diluaient la drogue dans leur thé. Pour endormir leur peine après la perte d’un mari, d’un enfant. Pour oublier un bourdonnement incessant à l’oreille découlant de l’explosion d’une bombe. Pour tromper la faim.

Et parce que ces mêmes douleurs physiques et psychologiques empêchaient leurs enfants de dormir, elles leur donnaient aussi de l’opium.

J’avais été renversée par le courage dont elles avaient besoin quotidiennement pour affronter leurs démons et se débarrasser du nuage qui leur embuait l’esprit et faisait d’elles de piètres mamans, de leur propre aveu.

La dépendance à la drogue au féminin est un immense tabou en Afghanistan. Si un homme se drogue, il devient un paria ; si une femme se drogue, elle déshonore toute sa famille, m’a-t-on expliqué.

J’avais donc été doublement touchée quand les cinq femmes toxicomanes avaient accepté de lever leur burqa – qui leur conférait l’anonymat – pour me raconter les malheurs qui les avaient poussées dans les bras de l’opium.

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Si la situation était préoccupante en 2005, elle est aujourd’hui carrément catastrophique. L’an passé, l’Afghanistan a produit 85 % de l’opium mondial, selon l’Office des Nations unies sur la drogue et le crime (UNODC). Le pays en exporte une grande partie en Iran, au Pakistan, dans l’ex-URSS et en Europe de l’Est, mais sa population, elle, est aussi de plus en plus affectée. De plus en plus dépendante. C’est vrai pour les hommes, mais aussi pour les femmes et les enfants.

Analyste à l’UNODC, Kamram Niaz note qu’il n’est pas simple de mettre des chiffres sur le fléau. En temps de guerre, les sondages ne sont pas très haut dans la liste des priorités.

Cela dit, on estime que près de 10 % de la population afghane consomme des drogues ou de l’alcool, soit près de 4 millions de personnes. De ce nombre, 1 million de personnes utiliseraient des opiacés. À l’échelle canadienne, c’est comme si toute la population d’Ottawa fumait de l’opium. C’est carrément une épidémie.

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Au cours des dernières semaines, les talibans ont tourné leur attention vers les plus visibles des toxicomanes afghans, ceux qui vivent dans des conditions innommables sous un pont de Kaboul, le pont Pul-e-Sukhta. Ils les entassent dans des hôpitaux où ils doivent se désintoxiquer avec peu ou pas d’accès à de la méthadone.

« Dans le processus, beaucoup ont été battus à coups de bâton et de barre de fer par des policiers talibans », témoigne M. Mazloomyar, qui craint que ce ne soit que le début d’une vague de répression sanglante.

Il n’est pas le seul à avoir peur. Une grande partie des vendeurs de drogue, dit-il, sont introuvables depuis l’arrivée des talibans. La production est aussi touchée. Résultat : le prix de l’opium a triplé au cours des dernières semaines.

Cette hausse subite est un réel problème pour les centres qui travaillent avec les personnes dépendantes. Pour sortir de la spirale de la toxicomanie, on ne peut pas arrêter de consommer du jour au lendemain.

Ces jours-ci, alors que l’économie du pays est à un fil de l’effondrement et qu’une grande partie de la population ne mange qu’un repas par jour, les patients en désintoxication doivent faire des choix déchirants, entre mettre du riz sur la table ou dénicher leur dose.

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Pour le moment, tous ceux qui ont des liens avec l’opium attendent de voir ce que feront les talibans. La relation des islamistes rigoristes avec le pavot est très complexe. En 2001, avant l’invasion américaine de l’Afghanistan, ils avaient réussi à réduire la production des deux tiers. Puis, au cours des années qui ont suivi, ils ont nourri leur campagne armée contre l’armée afghane et les troupes occidentales en grande partie grâce aux revenus générés par l’opium. S’ils tuent d’un coup la poule aux œufs d’or, ils risquent d’empirer la crise humanitaire du pays dans des régions rurales qui leur sont favorables.

Et ils n’ont pas grand-chose à offrir en échange aux Afghans qui, après 40 ans de guerre et d’incertitude, utilisent les drogues pour traiter leurs souffrances visibles et invisibles. Pour s’automédicamenter. Dans ce cas précis, la religion peut difficilement se substituer à l’opium du peuple.