Pas d’internet. Pas de téléphone fixe. Encore moins un cellulaire. Au lendemain de l’assaut lancé par les États-Unis en Afghanistan en octobre 2001, un mois après les attentats du 11-Septembre, Oussama ben Laden est devenu le leader d’Al-Qaïda par correspondance.

Jusqu’à sa mort, en 2011, l’homme le plus recherché du monde a dirigé ce qu’il restait du réseau djihadiste à coups de lettres et de mémos envoyés à ses plus proches collaborateurs.

Et c’est 20 ans plus tard que tous ces échanges épistolaires dévoilent un fait assez troublant : Al-Qaïda – l’organisation qui a fait trembler le monde pendant des années et à laquelle on a attribué nombre d’attentats terroristes – s’est en fait effondrée en quelques semaines après l’arrivée des forces armées américaines en Asie centrale. Un fait qui semble avoir échappé aux grandes puissances occidentales.

C’est ce qu’a découvert avec stupéfaction Nelly Lahoud, chercheuse au sein du groupe de réflexion New America, à Washington. Depuis trois ans, avec deux assistants, l’experte des groupes djihadistes décortique des milliers de documents d’Oussama ben Laden qui ont été récupérés par les renseignements américains à Abbottabad.

PHOTO TIRÉE DU SITE NEW AMERICA

Nelly Lahoud, chercheuse au sein du groupe de réflexion New America, à Washington

C’est dans cette ville du Pakistan, dans une maison où il vivait entouré d’une partie de sa famille, que le Saoudien a été tué par un commando des forces spéciales américaines le 2 mai 2011.

En 2017, le Pentagone a déclassifié 470 000 documents recueillis ce jour-là. À partir de ce moment, Nelly Lahoud s’est plongée dans l’univers du terroriste qui rêvait de mettre les États-Unis à genoux.

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« Ce que je vois en lisant ces lettres, c’est l’écart gigantesque entre ce qui a été rapporté sur le sort d’Al-Qaïda dans les médias dans les années qui ont suivi le 11-Septembre et la réalité. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu, dans les manchettes, un expert qui disait : “Al-Qaïda est plus fort aujourd’hui qu’avant le 11-Septembre.” Pourtant, les communications internes du groupe djihadiste montrent de manière très, très claire qu’en moins de deux mois d’intervention américaine en Afghanistan, Al-Qaïda a été écrasé et n’a jamais été capable de s’en remettre », raconte Mme Lahoud, jointe par vidéoconférence dans la capitale américaine.

En se basant sur la correspondance, la chercheuse arabophone note qu’Al-Qaïda n’a perpétré qu’un seul attentat terroriste à l’étranger après ceux de New York et de Washington : celui de Mombasa, au Kenya, en novembre 2002. Un hôtel et un avion, appartenant tous les deux à des compagnies israéliennes, ont été visés. « Les agents d’Al-Qaïda avaient été déployés à la fin de 2000 et de 2001, avant l’opération [militaire] Enduring Freedom. Ils n’ont donc pas subi le même sort que leurs confrères en Afghanistan », précise Mme Lahoud.

Alors qu’en est-il de tous ces autres attentats attribués à l’organisation terroriste, comme ceux survenus à Madrid en 2004, à Londres en 2005 ou encore au Yémen, en Somalie ou en Irak ? Dans les lettres, il devient évident que ces attentats ont été inspirés par Al-Qaïda, mais pas commandés par ben Laden lui-même.

Les experts ont beaucoup écrit sur les groupes qu’on croyait dirigés par la “centrale d’Al-Qaïda”, mais en fait, ben Laden était horrifié par la plupart des choses que ces groupes faisaient, surtout quand des musulmans étaient visés par les attentats.

Nelly Lahoud, chercheuse au sein du groupe de réflexion New America, à Washington

« [Oussama ben Laden] ne voulait pas voir les djihadistes s’en prendre à des régimes locaux », soutient la chercheuse. « Il voulait plutôt qu’ils maintiennent l’ordre public dans les endroits où les États échouaient. Qu’ils gagnent le soutien populaire », note Mme Lahoud.

Oussama ben Laden voulait même profiter du 10anniversaire des attentats du 11-Septembre pour remonopoliser le djihad, lancer une version 2.0 d’Al-Qaïda. Il se disait prêt à s’excuser si des attaques tuaient des civils innocents. Tout ça n’est resté que sur papier.

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À travers ses lectures dans les archives hors norme d’Abbottabad, Nelly Lahoud a aussi découvert le visage humain de ben Laden, l’homme de famille. Avant sa mort, il vivait sous le même toit que ses trois épouses. Ces dernières, ainsi que ses deux filles adultes, contribuaient à l’écriture des communiqués que le chef d’Al-Qaïda destinait au grand public. « Ça aussi, c’est loin de ce que j’avais lu sur lui », dit celle qui a parfois l’impression de vivre dans le monde de ben Laden à force de l’étudier.

Nelly Lahoud est cependant loin d’être conquise par toutes les facettes de la personnalité du chef d’Al-Qaïda. Elle est même éberluée par sa grande naïveté à l’égard des affaires internationales.

Dans ses lettres, ben Laden se montrait convaincu qu’à la suite des attentats du 11-Septembre, sous la pression du public, les États-Unis allaient retirer toutes les troupes du grand monde musulman. C’est plutôt le contraire qui est arrivé.

Toujours selon les calculs du djihadiste, une fois les Américains partis, les musulmans se serreraient les coudes pour se débarrasser des dictateurs du Moyen-Orient, abandonnés par leurs alliés occidentaux. « Disons que je n’ai pas été très impressionnée en lisant plusieurs de ses lettres. Il avait parfois de bonnes intentions, mais comme le dit l’expression, l’enfer est pavé de bonnes intentions. C’était vraiment son cas », ironise Mme Lahoud.

L’an prochain, elle compte publier un livre basé sur la correspondance de ben Laden et serait heureuse de remettre quelques pendules historiques à l’heure. « Al-Qaïda a changé le monde au cours des deux dernières décennies, c’est crucial que nous comprenions ce groupe et ce qu'il en est advenu, croit-elle. C’est la seule manière d’en tirer des enseignements. »