De son bureau de Washington DC, Gerard Ryle, grand patron du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), garde un œil sur toutes les petites bombes journalistiques et politiques qui explosent aux quatre coins du monde depuis dimanche. Depuis que son dernier « bébé » a vu le jour.

« Oh, il semble qu’on vient de nous classer parmi les organisations criminelles en Russie. Ce n’est pas une bonne nouvelle du tout ! Surtout pour nos collaborateurs là-bas », dit le chef de l’ICIJ, lors d’un appel sur Skype. La nouvelle vient de sortir.

On entend dans sa voix un mélange de fierté et d’appréhension. La fierté du journaliste d’enquête qui constate que son travail dérange les plus puissants de la planète. L’appréhension du chef de bataillon qui sait qu’une partie de ses troupes est en danger.

Au cours des deux dernières années, Gerard Ryle a tenu ces deux rôles de front en coordonnant le travail de 600 journalistes dans le monde. Ces reporters, provenant de 117 pays, ont passé au peigne fin une bonne partie des 11,9 millions de documents en provenance de 14 firmes et 12 paradis fiscaux que l’ICIJ a reçus d’une source confidentielle juste avant Noël en 2019. Gerard Ryle et ses troupes ont baptisé cette grande fuite d’information les Pandora Papers, les documents de Pandore.

« Je partais en vacances en Australie pour Noël quand j’ai reçu les documents, dit le directeur de l’organisme sans but lucratif. Je me suis enfermé dans une pièce pendant deux semaines pour voir ce que ça valait, au grand désespoir de mes proches », dit-il en riant. Il en est ressorti blafard, mais avec la conviction qu’il avait une mine d’or journalistique entre les mains. Il ne restait plus qu’à creuser.

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La petite équipe du consortium, composée d’un peu plus de 40 personnes, a fait un premier tri et contacté directement des journalistes de divers médias pour qu’ils collaborent aux enquêtes touchant leur propre pays.

Les journalistes ont tous accepté de publier leurs articles et reportages en même temps, un modus operandi bien établi depuis les premières enquêtes de l’ICIJ en 2013. En contrepartie, ils ont eu accès à l’immense banque de documents. En pleine pandémie, ils ont travaillé chacun de leur côté. Avec acharnement.

Depuis dimanche, les révélations que les journalistes ont tirées des Pandora Papers éclatent au grand jour. On y apprend en une de tous les journaux du monde que 35 chefs d’État, plus de 330 politiciens et une pléiade de vedettes ont fait affaire avec des entreprises extraterritoriales dans des paradis fiscaux. Soit pour cacher une partie de leurs avoirs. Soit pour éviter de payer taxes et impôts. Ou les deux.

Il y a aussi sur la liste une galerie d’autocrates et leurs proches : plusieurs présidents africains, la famille du président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, le roi de Jordanie, des amis et l’ancienne maîtresse de Vladimir Poutine. Pour n’en nommer qu’une poignée. La plupart ont nié en bloc ou minimisé les allégations. Menacés, certains journalistes ont dû s’exiler avant la publication des articles. En Jordanie, le consortium a été carrément interdit.

Le scandale implique aussi plusieurs leaders de pays démocratiques, dont l’ancien premier ministre Tony Blair, le premier ministre sortant de la République tchèque ou encore l’actuel président ukrainien.

Les politiciens et dirigeants mis en cause n’ont pas nécessairement commis de crimes, mais ont souvent profité des largesses des lois en place. Des lois qu’ils auraient pu modifier, des failles qu’ils auraient pu colmater.

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Toute cette histoire a un air de déjà-vu, pensez-vous ? Les enquêtes sur les Panama Papers en 2016 et sur les Paradise Papers en 2017, deux initiatives du même consortium international, avaient révélé des faits semblables sur les rouages internationaux de l’évasion fiscale, un phénomène qui coûte chaque année entre 400 milliards US et 800 milliards US à l’ensemble des gouvernements, selon le Guardian.

Après ces premières enquêtes, quelques gouvernements sont tombés, quelques têtes ont roulé, un peu d’argent a été récupéré, mais les paradis fiscaux, eux, sont toujours là. « Après les Panama et les Paradise Papers, personne ne pouvait dire qu’il n’était pas au courant de l’ampleur du phénomène », dit Gerard Ryle, qui déterre ce genre de scoop depuis le début de sa carrière en Irlande et en Australie. « Cette fois, l’histoire principale derrière les Pandora Papers, c’est l’hypocrisie de ceux qui auraient pu changer les choses », note-t-il.

Si rien ne change, il y a fort à parier que l’ICIJ continuera à frapper sur le même clou encore. Avec de plus en plus de marteaux journalistiques en renfort.

Consultez le site du Consortium international des journalistes d’investigation (en anglais)