Il est plus que temps que le Canada mette la clé sous la porte de son ambassade à Cuba, où des employés continuent de souffrir de mystérieux symptômes s’apparentant au « syndrome de La Havane », écrit notre chroniqueuse, qui a rencontré plusieurs d’entre eux.

Jean*, un diplomate canadien, peut identifier à la minute près le moment où il a senti une vibration dans une oreille pour la première fois. Il était dans la salle de bain de sa résidence de La Havane. C’était en février 2021. Ont suivi toutes sortes de problèmes de santé. Des maux de tête, des pertes de mémoire, des problèmes aux yeux et aux oreilles, une fatigue inhabituelle.

S’il me demande d’utiliser un nom fictif pour parler de son cas, Jean tient à raconter son histoire. Il veut mettre en garde d’autres Canadiens qui songent à aller travailler à l’ambassade du Canada à Cuba. Il est convaincu qu’ils ne recevront pas l’information nécessaire pour prendre une décision éclairée.

Comme ce fut son cas.

Les symptômes dont il souffre aujourd’hui s’apparentent à ceux ressentis par au moins 16 personnes envoyées par le gouvernement canadien sur l’île des Caraïbes depuis 2017. Les personnes affectées sont des diplomates, des militaires, d’autres employés de l’État ou des membres de leur famille. Cinq enfants sont parmi les cas connus.

Deux douzaines de représentants des États-Unis, en poste à Cuba à partir de 2016, ont aussi rapporté des problèmes de santé semblables.

Plusieurs expliquent avoir entendu un bruit sourd ou métallique. Tous ont des troubles d’ordre neurologique. Des tests médicaux montrent que plusieurs d’entre eux ont des symptômes semblables à ceux d’une commotion cérébrale, mais sans avoir subi d’impact. Le tout est souvent accompagné de nausées, de pertes cognitives et de problèmes d’équilibre.

On donne à ce phénomène inexpliqué le nom de « syndrome de La Havane ». Dans ses communications, Affaires mondiales Canada parle plutôt d’« incidents de santé inexpliqués ».

La cause n’est pas connue. Des experts de l’Académie américaine des sciences croient que des « énergies dirigées d’ondes radio » sont la cause la plus probable de ces incidents répétés. En d’autres termes, on craint d’être devant une nouvelle arme sournoise.

Aux États-Unis, l’inquiétude est à son comble ces jours-ci. Des cas suspects du même ordre ont aussi été répertoriés récemment à Vienne, en Chine, en Russie, à Taiwan, en Allemagne, ainsi qu’à Washington. Dans tous les cas, les personnes touchées sont des employés du gouvernement ou leurs proches. Mercredi, le Pentagone a envoyé une note de service demandant à tous les employés, partout dans le monde, de rapporter l’apparition de problèmes de santé hors de l’ordinaire. Le département d’État a nommé un haut fonctionnaire pour veiller au bien-être des employés concernés.

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Jean ne sent pas du tout le même empressement de la part de son employeur, Affaires mondiales Canada. Ce sentiment est partagé par au moins une dizaine de ses collègues qui ont déposé une poursuite commune en dommages et intérêts contre le gouvernement. Ils estiment qu’Ottawa n’a pas pris les mesures nécessaires pour faire face à ces incidents inquiétants et continue de se mettre la tête dans le sable.

Lorsqu’il a posé sa candidature pour un poste à Cuba, Jean n’a jamais été mis au courant des cas suspects supplémentaires de syndrome de La Havane. Les derniers incidents divulgués par les autorités datent de 2018.

Or, dans le cadre de cette chronique, j’ai pu parler avec trois autres personnes qui ont été affectées par les symptômes débilitants après cette date. Et ils sont tous très en colère. « Tout le monde agit à Ottawa comme si on n’avait jamais existé », soupire Axel*, un autre employé du gouvernement dont nous avons aussi modifié le nom.

Axel raconte avoir souffert d’acouphènes, d’insomnie prolongée et avoir vu ses émotions partir en vrille. Un enfer qui s’est estompé peu à peu, mais dont il ne sort pas indemne.

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Sandra*, une diplomate qui était en poste à Cuba au moment des premiers cas de syndrome de La Havane, a été l’une des premières Canadiennes à ressentir des symptômes inusités. Elle raconte que le Ministère a voulu l’empêcher de parler à ceux qui lui succéderaient à l’ambassade.

Principale justification du gouvernement pour la rétention de cette information ? La confidentialité. Selon tous les diplomates interviewés, le désir de protection des renseignements personnels a le dos beaucoup trop large.

« Malgré tout, on a trouvé le moyen de rencontrer des gens, pour leur expliquer qu’on ne souffrait pas d’hystérie collective. Les images médicales de nos cerveaux ne mentent pas », lance Sandra.

Quand ses symptômes étaient à leur comble, raconte Sandra, ses capacités cognitives étaient presque nulles et sa mémoire, complètement défaillante. Elle devait créer des dizaines de rappels sur son téléphone cellulaire pour se souvenir de tâches élémentaires.

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On ne peut pas accuser le gouvernement canadien de n’avoir absolument rien fait. Depuis avril 2018, les personnes en poste à l’ambassade de La Havane ne sont plus accompagnées de leur famille. Leur nombre a aussi été réduit. Les employés qui ont ressenti des symptômes ont subi des examens dans une clinique spécialisée à l’Université Dalhousie.

Cependant, les personnes interrogées cette semaine affirment toutes qu’à la suite de ces examens, elles n’ont pas été orientées vers des soins spécialisés. Depuis, elles se sentent laissées à elles-mêmes.

Affaires mondiales Canada, qui s’est contenté de m’envoyer un courriel générique pour expliquer son point de vue sur la question, note aussi qu’une enquête de la Gendarmerie royale du Canada est en cours. Depuis quatre ans. Et on n’en connaît toujours pas la moindre conclusion.

Pendant ce temps, les États-Unis multiplient les initiatives pour comprendre à quoi ils ont affaire (voir autre onglet). Le contraste entre les approches des deux gouvernements est saisissant.

PHOTO ALEXANDRE MENEGHINI, ARCHIVES REUTERS

L’ambassade des États-Unis à La Havane

Et que dit Cuba de tout ça ? Le gouvernement nie que des attaques ciblées contre des diplomates aient eu lieu sur son sol. Cette semaine, un groupe de 16 scientifiques cubains a mis en ligne un rapport dans lequel ils nient en bloc l’existence du « syndrome mystérieux », l’estimant « non scientifiquement acceptable ».

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Malgré toute l’incertitude qui entoure la santé de son personnel – faisant fi des nouveaux cas –, Affaires mondiales Canada recrute actuellement des employés pour l’ambassade à La Havane. Des documents provenant de l’intranet du ministère ainsi que des annonces en ligne permettent de constater qu’au moins six postes sont actuellement à pourvoir.

C’est tout simplement effarant.

Il y a un mois, le même gouvernement fermait l’ambassade de Kaboul au lendemain de la prise de pouvoir des talibans. Motif évoqué : la protection du personnel. En 2012, Ottawa avait aussi fermé abruptement l’ambassade du Canada à Téhéran en affirmant que son personnel était menacé.

Mais qu’attend-on pour faire la même chose à Cuba ? La menace, d’où qu’elle vienne, n’est pas hypothétique, elle est avérée. Elle détruit des vies.

* Les noms de tous les employés du gouvernement fédéral interrogés pour cet article ont été modifiés. Les entrevues ont eu lieu par l’intermédiaire d’une plateforme de vidéoconférence.

Que sait-on du syndrome de La Havane ?

PHOTO YAMIL LAGE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le premier cas de syndrome de La Havane a été rapporté en 2016 dans la capitale cubaine par un employé de l’ambassade des États-Unis.

Le syndrome de La Havane fait les manchettes internationales ces jours-ci. Le mois dernier, la vice-présidente des États-Unis a reporté son voyage au Viêtnam alors que deux cas suspects de symptômes neurologiques y faisaient l’objet d’une enquête. Mais que sait-on au juste de cette étrange affection ? État des connaissances.

Pourquoi l’appelle-t-on le syndrome de La Havane ?

C’est dans la capitale cubaine que les premiers cas ont été rapportés. En 2015, après cinq décennies de rupture diplomatique, les États-Unis ont rouvert leur ambassade à Cuba pendant la présidence de Barack Obama. Cependant, c’est juste après l’élection de Donald Trump en novembre 2016 qu’un employé de l’ambassade de La Havane a rapporté avoir entendu des bruits mécaniques persistants près de sa maison. Dans les mois qui ont suivi, plusieurs autres employés ont rapporté des incidents semblables. Atteints de divers symptômes d’ordre neurologique, deux douzaines de personnes ont été évacuées. Les premiers cas suspects canadiens ont été rapportés en 2017.

Cependant, aujourd’hui, le syndrome semble s’étendre bien au-delà de la capitale cubaine. Au cours des derniers mois, des employés du gouvernement américain ont rapporté des incidents semblables dans plusieurs grandes villes du monde, dont Vienne et Berlin.

Que dit la science ?

Beaucoup de gens se sont penchés sur la question depuis 2016 et il n’y a pas de consensus sur les causes du syndrome de La Havane. Au début, les soupçons se tournaient vers des attaques acoustiques ou utilisant des micro-ondes, mais ces deux théories ont été contestées. Une autre école de pensée soutient que les diplomates américains, vivant un grand stress dans un environnement hostile, ont succombé à une névrose de conversion, soit l’équivalent d’une hystérie collective. Cependant, il semble difficile d’expliquer pourquoi des diplomates canadiens, qui travaillaient dans un pays avec lequel le Canada entretient des relations cordiales, auraient aussi été affectés.

Et que disent les scientifiques canadiens ?

L’Université Dalhousie, qui a soumis à des tests les employés du gouvernement canadien revenus malades de Cuba, croit que les lésions cérébrales observées ont pu être causées par des neurotoxines. Ces dernières seraient présentes dans les pesticides utilisés contre les moustiques à Cuba. Cela dit, cette théorie n’explique pas pourquoi des diplomates américains seraient affectés dans les grandes capitales européennes.

Et si c’était une nouvelle arme ?

Cette hypothèse, d’abord écartée, a refait surface récemment après la publication d’un rapport de l’Académie américaine des sciences, en décembre 2020. Le comité de scientifiques estime qu’il est plausible que des « énergies dirigées d’ondes radio » soient responsables des symptômes ressentis. Les experts qui ont contribué au rapport ne cachent pas leur inquiétude et appellent leurs collègues scientifiques en renfort. « Comme nation, nous devons faire face [aux cas déclarés] et à la possibilité de cas futurs avec une approche concertée, coordonnée et globale », écrivent-ils dans le rapport. Le Pentagone se montre lui aussi inquiet.

Est-ce de la science-fiction ?

Pas complètement. Des experts ont rappelé que, dans le passé, les États-Unis avaient travaillé à l’élaboration d’une arme pouvant causer des lésions au cerveau, allant jusqu’à fabriquer un prototype en 2004. Pour des raisons éthiques, cette technologie aurait été abandonnée. Professeur de neurologie et d’éthique à l’Université Georgetown, James Giardino note cependant qu’il n’est pas exclu que la Chine et la Russie aient continué à peaufiner cette technologie.

Le mois dernier, le magazine allemand Der Spiegel et le site web Bellingcat ont publié deux articles dans lesquels ils affirmaient que des « agences du gouvernement russe travaillent en secret depuis un certain temps sur une méthode qui permettrait d’émettre des ondes dangereuses par l’entremise du téléphone cellulaire d’une cible potentielle ». Le gouvernement russe a répliqué en disant que ces articles auraient un impact sur les relations diplomatiques entre la Russie et l’Allemagne.