La population haïtienne prend les armes contre les gangs

(Port-au-Prince) Depuis le 24 avril, policiers et résidants ont commencé à joindre leurs efforts pour bloquer la route aux groupes criminels armés en Haïti, faisant chuter de façon spectaculaire le nombre d’enlèvements. En mai, on en a recensé une poignée dans les villes de Port-au-Prince, Delmas et Pétion-Ville, contre cinq à dix par jour depuis le début de 2023. Mais dans la foulée, plus de 150 lynchages publics de gens accusés par la foule d’être liés aux gangs ont aussi été recensés dans le pays.

La Presse est retournée à l’endroit même où le nouveau mouvement de brigades d’autodéfense surnommé Bwa Kale (branche sans écorce, prononcé « bois calé ») a pris naissance, à Cité-Gabriel, le 24 avril dernier.

Les enfants de Sonson Luma* (qui préfère taire son vrai nom) se souviendront longtemps de ce triste matin lorsque des gangs armés sont débarqués pour semer la terreur. « Ils ont vu de longues armes et des gens se faire brûler », explique le jeune trentenaire à La Presse. Nous sommes assis sur le flanc d’un ravin qui surplombe le quartier Cité-Gabriel, construit en montagne il y a quelques décennies derrière les vieux quartiers historiques de la ville. « Mon fils est traumatisé. Ma petite fille [de 8 ans], ce n’est qu’au troisième jour qu’elle a réussi à dormir. »

Défendre sa maison

Cette nuit-là, des hommes avec des fusils d’assaut sont arrivés peu avant minuit en véhicules sur la seule route pavée qui monte jusqu’au quartier de Cité-Gabriel. Tout en tirant en l’air pour célébrer leur action, ils sont entrés dans plusieurs résidences et les ont pillées violemment.

« Vers 2 h du matin, j’avais l’impression que les tirs étaient juste à l’arrière de ma maison », se souvient le policier dans la vingtaine Jean Marie Joseph*, qui habite tout près. Il préfère taire son nom pour protéger son employeur.

En panique, des milliers de résidants ont été forcés de se cacher ou de fuir. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a comptabilisé plus de 1500 personnes déplacées à Port-au-Prince pour ce seul jour.

PHOTO ÉTIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Le quartier Cité-Gabriel

« Pendant la nuit avec des collègues policiers du coin, on a d’abord, de notre propre chef, localisé les tirs en s’appelant et en s’envoyant des messages », poursuit le policier. Réveillés en pleine nuit, ils ont mis sur pied une surveillance de « points sensibles » en attendant des renforts.

À l’aube, plusieurs équipes d’intervention tactique de la police sont arrivées et ont opéré une réponse plus musclée.

« La vraie bataille a commencé à 6 h du matin, quand le soleil s’est levé », se rappelle M. Luma.

Presque au même moment dans un quartier voisin, une douzaine d’hommes armés ont été arrêtés lors d’un contrôle policier, dans un bus. Soupçonnés d’être de possibles renforts pour appuyer les assaillants de Cité-Gabriel, ils ont presque immédiatement été brûlés vifs par une foule en colère.

Le message était désormais clair, et les multiples vidéos sont devenues virales : des citoyens se donnent la permission de s’organiser avec force pour protéger leur quartier.

« Tout le monde s’est rendu compte qu’il fallait que la population appuie le travail des policiers », raconte M. Luma, pour expliquer cette rage qui a mobilisé les gens de son quartier. Des brigades d’autodéfense se sont ensuite formées partout autour de Cité-Gabriel avant de se répandre dans les jours suivants à d’autres endroits de la ville et du pays.

« La peur a changé de camp »

Mercredi dernier, c’est une partie de la banlieue sud de Port-au-Prince qui a vu s’ériger ces barricades populaires avec des hommes armés de machettes et de bâtons. La ville de Carrefour avait elle aussi été épargnée par la grande insécurité, mais une nouvelle incursion d’hommes armés s’y est produite en début de semaine.

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Des barricades de fortune comme celle-ci ont été érigées dans certaines rues de Port-au-Prince.

Des barricades de fortune se retrouvent ainsi maintenant dans de nombreux points de la capitale haïtienne, parfois même accompagnées de fouilles des personnes désirant accéder aux quartiers protégés.

Depuis les évènements du 24 avril, des couvre-feux sont aussi imposés la nuit dans certains endroits, généralement vers 20 h ou 21 h.

De nombreuses battues ont également été organisées pour traquer de possibles assaillants de Cité-Gabriel en cavale, avec ou sans l’appui de la police. Ces battues se sont répandues à Port-au-Prince et ailleurs dans le pays.

Dans la côte qui mène à Cité-Gabriel, la foule s’est mise à s’emparer systématiquement des présumés assaillants. Le plus souvent, elle les exécutait sans autre forme de procès. Plusieurs dizaines de personnes y auraient ainsi été tuées durant toute la semaine.

« La peur a changé de camp », titrait d’ailleurs un quotidien de Port-au-Prince à la fin d’avril, en réaction aux derniers incidents.

« Bien qu’on ne devrait pas avoir le droit de vie ou de mort sur quelqu’un, la foule était beaucoup trop nombreuse, explique l’agent Joseph. Sur toute la côte, il y avait des corps calcinés. »

« Et en ce moment dans certaines zones, si des gens veulent faire un kidnapping, ils ne pourront jamais en ressortir [vivants], conclut-il. Même les bandits ont commencé à avoir peur. »

« La diminution des kidnappings est aussi due au fait que la majorité des petits passages entre les quartiers sont fermés, explique de son côté M. Luma, qui est aussi chauffeur de taxi. Il vient d’ailleurs de ramasser des fonds dans sa communauté pour l’achat de cinq lampadaires solaires qui seront installés sous peu.

« On va faire ça jusqu’à ce que le pays soit complètement lavé, dit-il. C’est comme ça qu’il faut que ça soit. Il faut retrouver notre liberté. »

Des « territoires perdus »

Selon l’ONU et de nombreux organismes de droits de la personne, la majorité du territoire de la région de Port-au-Prince est maintenant sous contrôle de groupes armés. Certaines de ces zones sont même des « territoires perdus », comme le disait il y a quelques semaines la ministre de la Justice et de la Sécurité publique, Emmelie Prophète.

Brigades d’autodéfense : Un mouvement préoccupant

PHOTO ÉTIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Port-au-Prince

Cinq questions à Rosy Auguste Ducena, responsable de programmes au Réseau national de défense des droits humains (RNDDH) à Port-au-Prince*

Q : Comment interprétez-vous la baisse des enlèvements depuis un mois à Port-au-Prince ?

R. Par cette rage que démontrent des citoyens qui estiment devoir prendre leur destin en main, l’État haïtien n’ayant manifesté, pendant plusieurs années, aucune volonté de mettre fin à la situation d’insécurité dans le pays. Au contraire, l’État a toujours protégé les gangs armés. Maintenant, les membres de ces gangs se sont rendu compte que, même avec la protection des autorités étatiques, ils peuvent aussi être lynchés.

Q : D’où vient le manque de confiance de la population envers le système de justice ?

R. Pendant plusieurs années, des massacres et des attaques armées ont été enregistrés dans le pays. Des personnes ont été assassinées, des femmes et des filles ont été violées, d’autres personnes ont été enlevées dans les rues ou chez elles. Aucun individu n’a été jugé et condamné pour ces actes. Au contraire, les rares bandits arrêtés ont été remis en liberté, notamment par les parquets des tribunaux de Port-au-Prince et de Croix-des-Bouquets. Dans ces circonstances, c’est sans surprise que la population a perdu confiance dans cette justice qui ne la protège pas vis-à-vis de ses agresseurs.

Q : Quels changements avez-vous observés dans les rues de Port-au-Prince à la suite du mouvement populaire de brigades d’autodéfense ?

R. On constate une baisse significative des actes attentatoires aux vies et aux biens dans le département de l’Ouest. Même si les gangs armés restent en activité et continuent de semer le deuil, ils ne sont plus aussi arrogants dans leur mode opératoire depuis le mouvement Bwa Kale.

Cependant, cette baisse dans les violations des droits à la vie, à la sécurité et à l’intégrité physique et psychique de la population haïtienne n’empêche pas le RNDDH d’être préoccupé par ce mouvement ainsi que par les brigades d’autodéfense.

Il nous a été rapporté que des personnes inconnues rencontrées dans des quartiers qu’elles ont été amenées à fréquenter ont été soumises à des interrogatoires sommaires avant d’être exécutées.

Nous avons en effet visualisé plusieurs vidéos où des personnes ont été exécutées pour n’avoir pas fourni la bonne réponse, c’est-à-dire celle à laquelle s’attendait la foule.

Q : Comment la police devrait-elle répondre à ce mouvement ?

R. La police devrait inviter les citoyens à lui fournir des informations précises en vue de lui permettre d’intervenir elle-même.

C’est aussi le bon moment pour l’institution policière de faire preuve d’intelligence et de montrer qu’elle peut elle-même résoudre le problème de l’insécurité.

Q : Quelles sont les limites d’un mouvement comme celui-là ?

R. Un tel mouvement ne peut être un palliatif aux problèmes d’insécurité. Même si, pour le moment, il nous semble la seule réponse possible, l’État haïtien doit comprendre que cette spirale de violence engendre des violations inacceptables des droits à la vie et aux garanties judiciaires des personnes lynchées.

Pour nous, il est clair que le Bwa Kale ou les brigades d’autodéfense ne peuvent remplacer la chaîne pénale en général et le système judiciaire haïtien en particulier.

* Les réponses ont été raccourcies par souci de concision.