(Kingston) Le roi d’Angleterre ? Non, merci ! Si la tendance se maintient, la Jamaïque pourrait être le prochain pays du Commonwealth à rompre ses liens avec la monarchie. Alors que Charles III s’apprête à être couronné, La Presse s’est rendue à Kingston pour prendre le pouls de la population, qui sera consultée sur la question dans un avenir rapproché. Pour l’instant, l’affaire est loin de faire consensus. Mais des campagnes sont en branle pour informer et possiblement convaincre la population. Un Canadien est même impliqué dans le processus.

L’adieu au roi ?

PHOTO ERIC COX, ARCHIVES REUTERS

La Jamaïque pourrait devenir le prochain État du Commonwealth à en finir avec la monarchie constitutionnelle pour devenir une république.

Le couronnement de Charles III sera diffusé samedi dans le monde entier devant des millions de téléspectateurs. Mais il aura une résonance particulière en Jamaïque, où l’on songe très sérieusement… à se débarrasser du roi.

La Jamaïque pourrait en effet devenir le prochain État du Commonwealth à en finir avec la monarchie constitutionnelle pour devenir une république, suivant ainsi l’exemple de la Barbade qui a fait le saut en 2021. Si tout se passe comme prévu, le gouverneur général (représentant du roi, comme au Canada) sera remplacé par un président d’ici les prochaines élections législatives en 2025.

Ce n’est pas la première fois que l’île des Caraïbes rêve de république. Des pas ont été faits en ce sens depuis l’indépendance du pays en 1962, sans toutefois aboutir. Mais cette petite musique n’a cessé de prendre de l’ampleur, au point de se transformer en un gros sound system de plus en plus sonore.

Signe d’une véritable prise en main, un ministère consacré à la transition républicaine a été mis sur pied au début de 2022, de même qu’un « Comité de réforme constitutionnelle » (CRC) chargé de conseiller le gouvernement dans ce processus.

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Des campagnes d’éducation sont organisées
dans le pays pour informer la population des enjeux du référendum.

Cette entité transpartisane, qui comprend des juristes, des politiques de toutes allégeances et même un expert canadien (voir le dernier onglet), sera en outre chargée « d’éduquer » la population par diverses campagnes de sensibilisation, car ultimement, les Jamaïcains devront trancher la question par voie de référendum.

En d’autres mots, le train est sur les rails et il bouge. « Ça fait assez longtemps qu’on en parle. Il est temps de dire qu’assez, c’est assez », résume Laleta Davis-Mattis, avocate générale de l’Université des West Indies à Kingston et membre du CRC.

Pour cette juriste reconnue, l’affaire est même assez « urgente ».

Dans l’eau que nous buvons

Pourquoi maintenant et pas avant ? Parce que le fruit est mûr.

Il y a dans la population jamaïcaine – à 92 % afrodescendante – un ressentiment diffus à l’endroit de la Couronne, jugée responsable de son asservissement, de ses souffrances et de sa pauvreté.

Pour beaucoup, couper les liens avec la monarchie serait une façon de se libérer des derniers fantômes du passé et d’achever le processus d’émancipation, entamé avec l’abolition de l’esclavage en 1838.

L’actualité des dernières années n’a fait qu’accélérer cette réflexion décoloniale.

D’abord le « scandale Windrush » en 2018, où des centaines de Britanniques d’origine caribéenne sont détenus ou, dans certains cas, renvoyés dans leur pays d’origine, car déclarés illégaux malgré des promesses contraires faites par Londres. Insulte supplémentaire : depuis 2003, un visa est exigé des Jamaïcains qui souhaitent se rendre au Royaume-Uni. Une aberration considérant que la reine est sur leur passeport.

PHOTO WIKIPEDIA COMMONS

Médaille de l’Ordre de Saint-Michel et Saint-Georges offerte par la reine au gouverneur général de la Jamaïque et sur laquelle est représenté un ange blanc avec son pied sur la gorge d’un démon noir

Deux ans plus tard, l’ampleur prise par le mouvement Black Lives Matter accentue le désir de divorce. On découvre dans la foulée que le gouverneur général de la Jamaïque possède une médaille – offerte par la reine – sur laquelle est représenté un ange blanc, le pied sur la gorge d’un démon noir. Le parallèle avec George Floyd est troublant.

PHOTO RICARDO MAKYN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le prince William et Kate Middleton lors de leur visite en Jamaïque en mars 2022

La visite de Kate et William, en mars 2022, perpétue le malaise. Non seulement le couple est reçu dans un faste colonial digne des années 1930, mais le prince ne livre pas les excuses espérées, se contentant d’exprimer son « profond chagrin » pour les erreurs du passé.

La mort de la reine, en septembre dernier, boucle la boucle. Avec la disparition de cette figure emblématique, la Jamaïque perd un de ses derniers liens émotifs avec la monarchie britannique et se met à envisager plus que jamais de tourner la page. Si la Barbade le fait, pourquoi pas nous ?

« C’est un désir qui dort dans l’eau que nous buvons, résume l’avocate Danielle Archer, membre du groupe Advocates Network, qui milite pour la république. Il y a cette impression, de plus en plus forte, que cette situation est absolument inacceptable. »

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE DANIELLE ARCHER

Danielle Archer, avocate et membre du groupe Advocates Network

Dans mon esprit, un roi doit avoir les intérêts de ses sujets à cœur. Or, je ne vois pas quel intérêt la Jamaïque a pour le roi, à part le fait d’être un vestige colonial. Des jeunes garçons entrent dans des gangs. La criminalité est un enjeu. Les Jamaïcains ont de la difficulté à payer leur loyer. Je ne pense pas qu’il se sente concerné par ces sujets…

Danielle Archer, avocate et membre du groupe Advocates Network

Sur son élan, Mme Archer admet qu’elle n’a « aucune intention » de suivre le couronnement de samedi et qu’elle aimerait mieux regarder « les dessins animés ».

Des questions de fond

À l’heure actuelle, le projet de réforme constitutionnelle est surtout porté par les universitaires, les politiciens et une certaine élite cultivée, issue de la société civile.

Mais ce processus commence lentement à infuser dans la population. De plus en plus de rencontres publiques sont organisées pour expliquer les enjeux aux Jamaïcains de la rue, qui connaissent peu des concepts qui parfois les dépassent, à commencer par l’exercice du référendum, auxquels ils n’ont été soumis qu’une seule fois, en 1961 (concernant l’appartenance à la Fédération des Indes occidentales).

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Laleta Davis-Mattis, avocate générale de l’Université des West Indies à Kingston et membre du CRC

C’est très important que les gens soient informés et comprennent. Parce qu’à la fin, ce sont eux qui prendront la décision.

Laleta Davis-Mattis, avocate générale de l’Université des West Indies à Kingston et membre du Comité de réforme constitutionnelle

Selon Mme Davis-Mattis, l’échéance de 2025 est toujours envisageable. Mais de nombreuses questions sont encore en suspens quant aux grandes lignes de la nouvelle constitution, qui ne se limitera pas à la seule question du passage à la république.

Le président sera-t-il élu par le peuple ou nommé par le premier ministre (le CRC a déjà proposé la deuxième option) ? Faut-il conserver le Conseil privé, à Londres, comme cour d’appel finale (réputée plus neutre, mais plus coûteuse et moins sensible à la réalité jamaïcaine), ou se replier sur la Cour de justice des Caraïbes, établie à Trinité ?

Quid de la question de l’accès aux plages ? Du rétablissement de la peine de mort ? Des droits des LGBTQ ? Faut-il reconnaître les Autochtones comme peuple fondateur ? Le patwa (créole jamaïcain) comme deuxième langue officielle ?

C’est pour certains l’occasion d’une grande redéfinition, non seulement du système politique, mais aussi des valeurs nationales, qui serait écrite pour et par les Jamaïcains.

« Il ne s’agit pas seulement de se défaire du roi comme chef de l’État, résume l’économiste et animatrice de radio Rosalea Hamilton, membre en vue de l’Advocates Network. Il faut aller plus loin et en profiter pour approfondir notre démocratie. Notre système de gouvernance est actuellement beaucoup trop centralisé. Il faut viser une démocratie plus participative dans laquelle le peuple aurait son mot à dire. C’est la seule façon, à mon sens, de lui rendre son entière souveraineté. »

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Rosalea Hamilton, économiste, personnalité médiatique et membre du Advocates Network

Dans tous les cas, ne rien précipiter. Si l’échéance approche, les enjeux sont trop grands pour que le processus soit expédié. Quitte à repousser certains dossiers, voire carrément le référendum sur la république.

« Notre comité a un calendrier, admet Laleta Davis-Mattis. Mais si vous me demandez si c’est important de prendre son temps pour débattre et s’assurer que tout le monde comprenne ce qu’il fait, je vous répondrai oui. Ce processus est plus important qu’un agenda. Il ne faut surtout pas le compromettre parce nous voulons respecter un échéancier. Si on doit prolonger notre réflexion, on le fera… On ne peut pas se permettre d’échouer. »

3 millions

Population de la Jamaïque

La Jamaïque en 10 dates

1494

Christophe Colomb « découvre » la Jamaïque, alors habitée par les Tainos, le peuple premier de l’île.

1509

La Jamaïque est occupée par l’Espagne. La majorité de la population taïno est décimée tandis que les premiers esclaves d’Afrique sont amenés pour travailler sur les plantations de sucre.

1670

La Jamaïque est officiellement cédée aux Britanniques, en vertu du traité de Madrid.

1838

L’esclavage est aboli.

1865

Une rébellion d’anciens esclaves est réprimée par l’armée britannique. La Jamaïque devient une colonie de la Couronne. D’autres émeutes raciales auront lieu en 1938, pour protester contre les abus et les conditions de travail.

1914

Le militant Marcus Garvey fonde l’Universal Negro Improvement Association and African Communities League (UNIA-ACL). Cette organisation panafricaniste a toujours une antenne à Montréal.

1962

La Jamaïque accède à l’indépendance mais demeure dans le Commonwealth. Alexander Bustamante, du Jamaica Labour Party (JLP, centre droit), devient le tout premier premier ministre de l’histoire du pays.

1972

Élection de Michael Manley, du People’s National Party (PNP, centre gauche), fils du père de l’indépendance, Norman Manley. Début d’un virage socialiste pour le pays. L’expérience durera huit ans.

2003

Le Royaume-Uni impose le visa aux Jamaïcains qui arrivent à Londres pour bloquer l’immigration illégale.

2022

La ministre des Affaires légales et constitutionnelles, Marlene Malahoo Forte, déclare que la transition vers la république sera conclue avant les prochaines élections prévues en 2025. L’appui à cette idée grandit avec la mort d’Élisabeth II.

Yes or No ?

PHOTO ERIC COX, ARCHIVES REUTERS

La Presse s’est promenée dans les rues de Kingston pour savoir qui voterait Oui ou Non à la république.

On ne sait pas encore comment sera formulée la question. Mais on sait qu’en vertu de la Constitution jamaïcaine, il faut un référendum pour couper les liens avec la monarchie britannique. La Presse s’est promenée dans les rues de Kingston pour savoir qui voterait Oui ou Non à la république. Certains veulent rester collés sur Londres. D’autres, en finir avec ce vieux symbole synonyme de souffrances.

Mon business à moi

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Tina Noble

Ça changera quoi pour nous ? Quels bénéfices ? La pauvreté amène le crime, la pauvreté nous tue. La moitié du pays a émigré. Moi-même, je veux aller au Canada. Cette histoire de république, c’est pour les riches. Personnellement, rien à foutre. C’est le business des politiciens. Moi, mon business, c’est de vendre des poissons.

Tina Noble

Hors de la boucle

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Kush et Wayne Smith

On nous vend une illusion de démocratie. Si on devient une république, les politiciens vont en profiter pour contourner les lois et les oligarques de Jamaïque pourront faire ce qu’ils veulent. Encore une fois, les pauvres vont rester en dehors de la boucle. Même pour le symbole, je ne suis pas convaincu. On parle de décoloniser. D’un meilleur avenir. Mais le nouvel ordre mondial, c’est l’esclavage du XXIsiècle.

Kush Rasta

Devenir comme Haïti

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Torrel Chandler et Kadoo Mullings

La Jamaïque est un pays corrompu. Sans la monarchie au-dessus de nous, les politiciens vont faire ce qu’ils veulent. Ils parlent déjà de ramener la peine de mort. Avec la reine, au moins, on avait un rempart contre ça…

Torrel Chandler

Encore plus de corruption et plus de privilèges pour les gangsters. On va devenir comme Haïti ! Cela dit, il n’y a pas de raison de ne pas le faire. Pourquoi un pays qui s’est libéré de l’esclavage devrait-il garder des liens avec la monarchie ? Pour moi, ça n’a pas de sens…

Kadoo Mullings

Pas maintenant

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Colin Jones et Malik Mullings

D’après moi, le pays n’est pas prêt. L’économie doit se développer plus. La gouvernance doit être nettoyée. Il y a trop de corruption. Trop de crime. Trop d’hypocrisie et de politique dans le système judiciaire. Il faut régler tout ça avant de passer à autre chose. La république peut aider, mais pas maintenant.

Colin Jones

Je suis d’accord. Mais il y aurait quand même de bons côtés. Si on se débarrasse du Conseil privé [cour d’appel ultime pour la Jamaïque, située à Londres], on n’aura plus besoin de se tourner vers l’Angleterre pour les causes importantes…

Malik Mullings

Redevenir une colonie

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Colin Brown et Franklin Rutherford

Gardons le roi ! C’est notre seule chance de redevenir un jour une colonie britannique ! Je ne blague pas. C’était beaucoup mieux avant. Quand j’étais petit, personne n’avait faim en Jamaïque. Tout le monde mangeait à sa faim. Maintenant il y a trop de corruption. Le tourisme explose, mais nos politiciens volent l’argent. Ce pays devrait être prospère. On ne devrait pas avoir toute cette pauvreté.

Colin Brown

Ouaip. La république ne va rien arranger. Ça va même empirer. Parce qu’on n’aura plus personne pour nous encadrer.

Franklin Rutherford

Se défaire des béquilles

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Duane Wilson et Cathay McFarlane

La monarchie nous empêche de voler de nos propres ailes. C’est une béquille. On peut marcher sans !

Duane Wilson

Moi, je suis déchirée entre les deux. Les gens disent que la monarchie n’est que symbolique. Mais ce sont les gens qui nous ont mis en esclavage. Pourquoi les garder au-dessus de nous ? Maintenant, je me pose des questions sur le plan économique. Est-ce qu’il y aura des impacts ? Est-ce qu’on va y perdre ? Ça me fait douter.

Cathay McFarlane

Tuer l’ange gardien

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Beverley Young

Je suis ambivalente. J’aime l’idée d’avoir un ange gardien quelque part. Nous sommes un petit pays, c’est bien d’avoir un lien avec un grand frère. Quelqu’un qui intervient en cas de crise. Le roi et la reine sont comme un conte de fées. On aime ça. D’un autre côté, il faut continuer à grandir comme pays. Si ça doit nous donner plus de liberté pour faire nos propres choix, je dis oui. On est capables. On gère nos affaires mieux qu’avant. Ce serait une vraie indépendance… Mais c’est un pas vers l’inconnu, il faut rester prudent. Donc je veux bien rester dans le Commonwealth. C’est toujours bon d’avoir un plan B !

Beverley Young

Retourner chez nous

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Clinton Hamilton

Une république ? Pour moi, ça ne veut rien dire. Je ne vois pas les avantages. On n’est pas jamaïcains. On est africains. Ce qui compte pour moi, c’est le rapatriement du peuple noir en Afrique. Ils disent qu’en coupant les liens avec la monarchie, on se débarrasse de notre dernier lien avec l’esclavage. Je n’y crois pas. On est encore dans un esclavage mental.

Clinton Hamilton

Ce qui est bon pour la Jamaïque…

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Lancelot Miller

J’ai passé 37 ans dans la police. J’ai vu la reine Élisabeth chaque fois qu’elle est venue en Jamaïque. J’avais accès parce que j’étais officier. J’ai même visité le palais de Buckingham. Mais je n’ai pas de lien sentimental avec l’Angleterre. Je veux ce qui est bon pour la Jamaïque. Ça fait assez longtemps qu’on en parle, de couper ces liens. Alors, qu’on le fasse !

Lancelot Miller

La monarchie est destructrice

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Paul Waldron

Le gouverneur général, c’est une perte de temps. La monarchie est destructrice. Elle a créé un système qui entretient la criminalité. J’ai bon espoir qu’on votera Oui. Les Jamaïcains savent choisir ce qui est le mieux pour eux. Il faut aussi régler cette histoire de réparation financière. Mais il ne faut pas que cet argent tombe dans les mains des politiciens ! Ils vont le garder pour eux !

Paul Waldron

Plus de respect, s’il vous plaît !

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Tajon Everett et Masha Saley

On a enduré pas mal de trucs. C’est à se demander comment on a fait. Le régime britannique n’a pas été juste envers nous. Le roi est notre chef d’État, mais on a quand même besoin d’un visa pour aller au Royaume-Uni. Ça n’a aucun sens ! Plus de respect, s’il vous plaît !

Tajon Everett

Aucun sens, en effet. Nos grands-parents ont bâti l’Angleterre. Femmes de chambre, construction… Sans nous, comment auraient-ils fait ? Si on devient une république, je pense qu’il faut inverser tout ça. Les Anglais devront avoir un visa pour venir chez nous !

Masha Saley

Tellement ! Cela dit, on va quand même regarder le couronnement. On a de la famille là-bas.

Tajon Everett

Mais oui, c’est beau à regarder. C’est glamour. Et j’adore leur accent…

Masha Saley

Inclure les autochtones

PHOTO JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE, LA PRESSE

Melissa Lyn

Cette conversation doit aussi inclure les descendants des Autochtones, les Tainos et les Maroons. Parce qu’on était là les premiers. Parce qu’on a combattu les Britanniques. Les gens pensent que si on n’a plus le roi, le gouvernement pourra s’approprier les terres que la Couronne nous avait accordées. C’est faux. Ce traité est viable à perpétuité et si on veut changer quelque chose, les deux parties doivent être d’accord…

Melissa Lyn

Une république ? Pas pour moi !

PHOTO ERIC COX, ARCHIVES REUTERS

Kingston, en mars dernier

Selon un sondage mené en août 2012 par le journal local The Gleaner, 44 % des Jamaïcains ne voulaient plus de la reine comme chef de l’État.

En 2022, ce chiffre était passé à 56 %.

C’est dire la progression constante du sentiment républicain dans la patrie de Bob Marley.

Cela ne veut pas dire que les partisans du statu quo ont disparu. Au contraire. Mais leurs voix, perçues comme discordantes, se font moins entendre.

« Notre opinion n’est pas très populaire ces jours-ci », se désole l’avocat Kent Gammon, ancien candidat du Jamaican Labour Party (JLP) aux élections de 2020.

Il serait trop facile de réduire le mouvement à des nostalgiques de l’époque coloniale. Ces gens ne sont pas forcément des monarchistes forcenés ou des admirateurs de l’Empire britannique.

Ils estiment tout simplement que le pays n’est pas prêt. Et que les avantages liés à la monarchie constitutionnelle sont plus nombreux que les inconvénients.

« Je ne vois pas ce qu’il y a de mal avec notre Constitution, elle nous a servis pendant des années », estime Gillian Rowlands, rencontrée dans un club privé de New Kingston.

Pour cette journaliste et consultante en orientation, la Couronne ne doit plus être vue comme un symbole d’oppression. En divorçant de Londres, le pays se priverait au contraire d’une figure de stabilité, qui lui sert en quelque sorte de boussole.

« Nous vivons dans un pays troublé, dit-elle. On doit d’abord se réconcilier avant de parler d’une république utopique. »

Il faut savoir que la Jamaïque reste fragilisée par des années de politique partisane, de corruption et de criminalité.

Même si la violence au quotidien semble diminuer, l’île affiche toujours le plus haut taux d’homicides au monde avec 45 meurtres pour 100 000 habitants, loin devant le Honduras (36 pour 100 000 habitants) et l’Afrique du Sud (33 pour 100 000 habitants), selon le site Wisevoter.

La corruption, jugée endémique par 70 % de Jamaïcains (The Gleaner, 2020), a pour sa part entraîné une forte démobilisation de l’électorat, alors que les deux mêmes partis (le JLP et le People’s National Party) se partagent le pouvoir depuis plus 60 ans, dans un climat parfois tendu.

Aux élections de 2020, le taux de participation avait ainsi atteint un creux historique de 37 %, signe d’une profonde désaffection de la population, qui ne voit pas ses conditions s’améliorer, peu importe le résultat des urnes.

Autant de soucis que la république ne réglera pas du jour au lendemain, estime Kent Gammon. Selon l’avocat, auteur de l’essai politique Two Steps Forward, Two Steps Backward, le pays doit plutôt faire son examen de conscience et mieux jouer dans les limites du système politique en place.

Pour ce qui est de l’argument décolonial, très peu pour lui. Le projet républicain est selon lui porté par une « élite antibritannique à tendance socialiste », qui refuse de faire la paix avec le passé. « Ces gens ont de la rancœur, ils doivent tourner la page. »

Se débarrasser de la monarchie n’est-elle pas justement la meilleure façon d’y parvenir ?

Il en doute.

« Nous avons simplement besoin de meilleurs leaders et de meilleurs gouvernants, conclut l’avocat. Et il faut cesser de tenir les autres responsables de nos problèmes. L’Angleterre n’a rien à voir avec nos problèmes. Au contraire. Je pense qu’elle nous a bien servis… »

116

La Jamaïque est le 116pays (sur 164) au chapitre de la richesse.

Source : Données mondiales

Un Canadien dans le bateau jamaïcain

PHOTO FOURNIE PAR RICHARD ALBERT

Richard Albert, constitutionnaliste

Le constitutionnaliste Richard Albert conseille la Jamaïque pour sa transition vers la république. Il pense que l’île caribéenne est un modèle à suivre pour le Canada.

Vous êtes canadien, vous enseignez à l’Université du Texas. Vous êtes maintenant membre du Comité pour la réforme constitutionnelle de la Jamaïque (CRC). Comment êtes-vous embarqué dans ce bateau ?

On me demande souvent de donner des conseils sur la façon de réformer une constitution. J’écris sur ces sujets. J’ai publié un livre qui porte spécialement sur les Caraïbes. J’apporte une expertise sur les questions auxquelles ces pays et ces gouvernements doivent faire face.

Quel sera votre rôle dans le CRC ?

De conseiller et d’aviser. Mais sans utiliser les mots comme « vous devriez » ou « vous devez ». Mon rôle est de répondre aux questions. Voici ce que vous voulez faire, voici comment y parvenir. C’est tout.

Quel est le mandat de ce comité ?

Évaluer et conseiller le gouvernement jamaïcain pendant son processus de réforme constitutionnelle. Nous réfléchissons plus largement aux moyens stratégiques nécessaires pour mener ce processus à terme.

Il y a une volonté de transformer la Jamaïque en république depuis 1977. Diverses initiatives ont été prises en ce sens, mais aucune n’a abouti. Pourquoi celle-ci serait-elle plus crédible ?

Il est vrai que les efforts du passé n’ont pas porté leurs fruits. Mais cette fois, il semble que ce soit différent, et voici pourquoi : avant, il y avait beaucoup de discussions, beaucoup de débats. Mais on ne voit plus le même genre d’intensité rhétorique. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est de l’action. La preuve est que le premier ministre Andrew Holness a créé un ministère des Affaires légales et constitutionnelles, spécialement consacré à ce dossier. C’est un énorme pas.

Un ministère, un comité, des experts internationaux… Faut-il en déduire que la transition a déjà commencé ?

Il y a deux semaines, la ministre Marlene Malahoo Forte a tenu une conférence de presse pour informer la nation des nouveaux développements dans le dossier. Elle a officialisé nos premières recommandations, dont celle de faire transitionner le pays d’une monarchie constitutionnelle à une république. Cela veut dire que le gouvernement, l’opposition et la société civile s’entendent sur ce point fondamental. Le travail n’est pas encore fait, mais c’est une avancée importante.

Certains médias et militants promonarchistes vous ont reproché de ne pas être jamaïcain…

Oui, il y a eu des critiques. Je comprends les gens qui se demandent ce qu’un Canadien fait là. Mais je vais vous dire : j’ai des liens très personnels avec ce processus. D’abord parce que mon arrière-grand-père est né en Jamaïque et que mes parents s’y sont rencontrés. Ensuite parce que je souhaite qu’on fasse la même chose au Canada.

Vous êtes pour une république canadienne ?

Il est plus que temps que le Canada fasse le pas et rompe les derniers liens coloniaux avec le Royaume-Uni. Y a-t-il la volonté politique et populaire pour le faire ? Cela est une autre histoire. Je ne sais pas si le pays est prêt à faire ça. Mais j’aimerais que nos leaders aient le courage de suivre l’exemple jamaïcain.

Comment expliquer ce manque de courage, cette non-urgence ?

Il y a une réponse simple à cette question : pour devenir une république et se débarrasser de la monarchie, le Canada doit modifier sa Constitution. Or les procédures pour le faire sont les plus difficiles au monde. Elles exigent un accord entre les deux chambres du Parlement et les assemblées législatives de toutes les provinces et de tous les territoires. Réécrire la Constitution ouvrirait aussi la porte à toutes sortes d’autres enjeux. Parce que chaque province va vouloir quelque chose, tous les groupes d’intérêts vont vouloir quelque chose et chacun trouvera une raison de voter contre les demandes des autres. À partir du moment où vous déverrouillez la porte de la réforme constitutionnelle au Canada, les vannes s’ouvrent et vous ne pourrez pas bloquer l’élan de tout ce qui voudra passer par cette porte. Vous ne le pourrez tout simplement pas…