(Port-au-Prince et Cité-Soleil) Près d’une cinquantaine de morts (suspectes ou confirmées) et plus de 2000 infections ont été recensées depuis le début de la nouvelle vague de choléra qui frappe Haïti, au moment même où les activités économiques et sociales sont presque à l’arrêt, conséquence d’une grave pénurie d’essence et de conflits entre groupes armés. Notre collaborateur s’est rendu à Cité Soleil, le plus important foyer de choléra en Haïti.

Un pays à l’arrêt

Assise sur son lit, un soluté dans le bras, Gracieuse Présumé a fui son quartier enclavé pour trouver de l’aide. « J’ai eu la diarrhée et des vomissements toute la nuit dernière, je n’ai pas dormi du tout », raconte la femme de 52 ans.

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Gracieuse Présumé

Le quartier Brooklyn, à Cité Soleil, d’où elle vient, est le plus important foyer de choléra en Haïti depuis le retour de la maladie cet automne. L’endroit est très difficile d’accès, barricadé depuis 2019 par le « G9 », un regroupement d’hommes armés qui tente d’en déloger des rivaux.

La Presse a rencontré Mme Présumé sous une tente médicale qui abrite une vingtaine de lits et autant de seaux. Au total, près de 150 lits sont disponibles sur le terrain de l’hôpital de Médecins sans frontières (MSF) à Cité Soleil. On y admet entre 50 et 100 patients par jour, explique une employée. Il s’agirait jusqu’à présent du plus grand centre du genre dans la région de Port-au-Prince.

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Près de 150 lits sont disponibles sur le terrain de l’hôpital de Médecins sans frontières (MSF) à Cité Soleil

« Si j’avais été négligente, j’aurais pus ne pas être là pour vous parler en ce moment, ajoute Mme Présumé. Si je ne m’étais pas pressée pour venir ici… »

Des vies en suspens depuis six semaines

À Cité Soleil, le groupe armé « G9 » verrouille depuis la mi-septembre le seul accès terrestre au terminal pétrolier de Varreux, qui fournit en temps normal 70 % du carburant du pays.

En conséquence, la vie dans la capitale d’Haïti et dans une grande partie du pays est presque à l’arrêt depuis six semaines. La rentrée scolaire est toujours suspendue, les banques ouvrent à des horaires réduits.

Beaucoup de produits importés sont bloqués dans le port de Port-au-Prince, situé près d’une zone de conflits armés. Le litre d’essence ordinaire s’y vend près de 9 $ CAN cette semaine sur le marché noir.

« On ne fait plus que les déplacements essentiels, sinon on reste à la maison », raconte un chauffeur de mototaxi rencontré par La Presse près du centre de la capitale. « Le coût des transports publics et des taxis a plus que triplé sur la majorité des trajets depuis l’été », ajoute-t-il.

De nombreux hôpitaux du pays, qui dépendent grandement de génératrices, ont aussi coup sur coup lancé des cris d’alarme en raison de l’aggravation de la pénurie. Certains ont été alimentés par du carburant en provenance de République dominicaine la semaine dernière, mais un problème persiste quant à l’approvisionnement en oxygène.

PHOTO RICARDO ARDUENGO, ARCHIVES REUTERS

Un membre du personnel hospitalier désinfecte le trottoir de l’unité de traitement du choléra de l’hôpital de Médecins sans frontières à Cité Soleil, dans le nord de Port-au-Prince.

Comme les hôpitaux, la plupart des grandes entreprises et institutions de Port-au-Prince fonctionnent à l’aide de génératrices. C’est aussi le cas d’une partie importante du système d’alimentation en eau courante de la capitale. Les usines d’épuration d’eau ont dû fermer pendant plusieurs semaines. Certaines manufactures textiles, qui emploient des dizaines de milliers de personnes dans le pays, ont déjà mis la clé sous la porte.

« Notre bureau est ouvert seulement trois jours par semaine », explique Louis-Henri Mars, directeur général de l’organisme haïtien Lakou Lapè. Il envisage l’installation de panneaux solaires chez ses employés, pour fonctionner à distance. L’organisation gère plusieurs équipes de travailleurs communautaires qui interviennent pour résoudre des conflits dans les quartiers de Port-au-Prince où il y a un risque de violence.

« Chaque fois que je vais au bureau en voiture, je “bouffe” 25 $ US [en carburant], raconte-t-il. Je ne sors donc presque pas. Je ne fais que l’aller-retour au bureau, pratiquement. »

Une armée invisible

« En plus, on est encerclés. Port-au-Prince est encerclé en ce moment », s’inquiète M. Mars, avant d’énumérer les routes bloquées par ces conflits ou des groupes armés au nord, au sud et à l’est de la capitale, qui limitent les déplacements à l’extérieur. La police nationale haïtienne n’est presque plus présente dans une partie du centre-ville, aux alentours du palais de justice et du parlement notamment, ainsi que dans de nombreuses banlieues (Martissant, Pernier, Village de Noailles, La Boule 12, etc.).

Sous-équipée, elle a tenté plusieurs fois, sans succès, de débloquer l’accès au terminal pétrolier de Varreux. Déjà accusé d’exactions par le passé, le groupe lourdement armé « G9 » exige la démission du premier ministre Ariel Henry pour en permettre l’accès.

Après une année au pouvoir sans grande contestation, le premier ministre Ariel Henry fait face à de nombreuses manifestations à Port-au-Prince et dans tout le pays. Les protestataires dénoncent les politiques économiques impopulaires et demandent la fin de l’insécurité, de la pénurie d’essence et de l’inflation galopante (elle a atteint 30,5 % en juillet).

Cité Soleil : les conséquences d’un abandon

« J’ai une durée de vie de 24 heures par jour, renouvelable », affirme, mi-blagueur, mi-sérieux, David Camille. Le jeune trentenaire est l’un des 19 agents de santé communautaire de MSF de Cité Soleil, dans le nord de Port-au-Prince. Lui-même résidant de la commune, il est un habitué du quartier Brooklyn, particulièrement éprouvé.

Les véhicules à essieu, incluant les ambulances, ne peuvent plus y circuler, dit-il. Des débris et des trous remplis d’eau encombrent les rues.

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

David Camille est l’un des 19 agents de santé communautaire de MSF de Cité Soleil.

Les canaux n’y sont pas nettoyés, l’eau courante ne se rend pas et les gens n’arrivent pas à circuler. C’est une zone enclavée par la violence alors que, depuis trois ans, il n’y a plus d’accès sur place à des soins de santé ou à une clinique. Les conditions étaient réunies pour qu’une épidémie surgisse à tout moment.

David Camille, agent de santé communautaire de Médecins sans frontières

Les personnes infectées par le choléra arrivent par vagues à l’hôpital de MSF de Cité Soleil, en fonction de l’intensité des affrontements armés dans la journée. « À plusieurs grands carrefours, poursuit M. Camille, il y a des espaces de tueries, appelés “var” en créole. Ce sont des endroits contrôlés par des hommes armés où les gens ont peur de passer, ce sont les zones de conflit. »

De son lit à l’hôpital de MSF, Gracieuse Présumé s’en désole. « En plus des détritus et des microbes, dit-elle, il y a des tirs matin, midi et soir. »

« C’est une véritable humiliation », ajoute d’un lit adjacent Ismela Jean, 55 ans, accompagnée de sa fille. Elle aussi étant sous perfusion, son sourire accueillant fait rapidement place à des larmes. « Je suis venue ici nu-pieds, on n’a rien à manger, explique la dame, un foulard sur la tête. Ceux qui avaient un petit peu d’argent sont partis de Brooklyn. Nous, on est obligés d’y rester parce qu’on n’a nulle part ailleurs où aller. »

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Ismela Jean, 55 ans, accompagnée de sa fille

« Ça fait trois ans qu’il y a la guerre à Cité Soleil et personne n’a vraiment essayé d’y mettre un terme, explique Louis-Henri Mars, directeur général de l’organisme haïtien Lakou Lapè. Maintenant, avec le choléra, ça prend une autre dimension. »

Le temps du choléra

Introduite par des militaires népalais après le tremblement de terre de janvier 2010, la première vague de l’épidémie de choléra avait fait plus de 10 000 morts et 800 000 personnes infectées. Aucun cas n’a cependant été recensé pendant trois ans, avant la récente éclosion, début octobre.

La population haïtienne – et son système de santé – connaît mieux aujourd’hui le choléra ainsi que ses symptômes. Pour cette raison, M. Camille entretient un mince espoir que cette recrudescence de l’épidémie ait un taux de mortalité moins élevé.

« Ça m’arrive d’être découragé, mais je pense alors aux raisons qui me motivent à faire mon travail, raconte-t-il. À Cité Soleil, ce n’est qu’un petit nombre de personnes qui sont armées, la population non armée est beaucoup plus nombreuse. Et j’ai un amour ancré dans mon cœur pour cette population. »

  • Des agents de police interviennent devant l’ambassade du Canada, alors que des manifestants protestent contre le gouvernement et son appel à l’aide étrangère afin de faire face à l’insécurité endémique, à la crise humanitaire et à une épidémie naissante de choléra.

    PHOTO RICHARD PIERRIN, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Des agents de police interviennent devant l’ambassade du Canada, alors que des manifestants protestent contre le gouvernement et son appel à l’aide étrangère afin de faire face à l’insécurité endémique, à la crise humanitaire et à une épidémie naissante de choléra.

  • Des manifestants sont descendus dans les rues de Port-au-Prince pour rejeter une force militaire internationale demandée par le gouvernement, mardi.

    PHOTO RICHARD PIERRIN, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Des manifestants sont descendus dans les rues de Port-au-Prince pour rejeter une force militaire internationale demandée par le gouvernement, mardi.

  • Haïti est le théâtre depuis des semaines de manifestations violentes.

    PHOTO RICHARD PIERRIN, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Haïti est le théâtre depuis des semaines de manifestations violentes.

  • Le pays est plongé dans un véritable chaos social et politique depuis quelques mois.

    PHOTO RICHARD PIERRIN, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Le pays est plongé dans un véritable chaos social et politique depuis quelques mois.

  • Un homme se protège avec un matelas lors d’une manifestation à Port-au-Prince, lors d’une manifestation le 21 octobre.

    PHOTO RAMON ESPINOSA, ASSOCIATED PRESS

    Un homme se protège avec un matelas lors d’une manifestation à Port-au-Prince, lors d’une manifestation le 21 octobre.

1/5
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

La population divisée sur une intervention étrangère

Pour ou contre l’arrivée d’une coalition armée étrangère pour appuyer la police en Haïti ? La Presse a arpenté les rues de la région de Port-au-Prince pour demander l’avis des gens.

Delmas 45, Delmas

« Est-ce qu’ils vont vraiment être capables de désarmer les bandits ? », se demande Jacob, revendeur d’essence au marché noir sur le boulevard Delmas. Bidons à la main sur le trottoir devant une station-service fermée, il garde les yeux sur la rue à l’affût du prochain client. Le jeune homme dans la vingtaine affirme que ses affaires vont mieux quand les stations-service sont ouvertes au moins de temps en temps. Pour l’instant, il doit s’approvisionner auprès de passeurs à la frontière dominicaine. « Mais qu’est-ce que les étrangers vont réellement pouvoir régler ? Est-ce qu’ils vont nous donner du travail ? » Son collègue Philippe, déjà quelques cheveux gris, est encore plus farouchement opposé à une intervention étrangère. « Ils sont déjà venus et n’ont rien réglé, mais ils ont laissé des maladies, dit-il. Il faut plutôt changer le premier ministre que les étrangers maintiennent au pouvoir. »

Maïs Gâté, Tabarre

« Je crois que c’est une bonne idée », dit pour sa part Phara Bazelais, mère de cinq enfants. Elle est au chômage depuis qu’elle a perdu son fonds de commerce en raison de l’insécurité près de chez elle. « Je ne suis pas la politique de très près, mais je crois que ça serait bon », explique-t-elle. Elle a fui les conflits armés de Cité Soleil en juillet dernier pour se réfugier sur une place publique près de l’aéroport avec quelques dizaines de familles.

Ma maison [à Cité Soleil] est devenue une passoire de balles.

Phara Bazelais, mère de cinq enfants

Elle s’inquiète aussi de la poussée des infections de choléra autour d’elle alors qu’elle dort avec sa famille à la belle étoile. « Tous les trois, quatre jours, il y a de l’eau courante dans un robinet sur la place et on remplit des bidons. »

Lalue, Port-au-Prince

« Une force étrangère est venue ici en 1915, elle n’a rien réglé pour nous », rappelle le militant politique Robenson Saint Louis, rencontré dans une manifestation antigouvernementale avec un énorme drapeau russe dans les mains.

PHOTO ETIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Robenson Saint Louis, militant politique

[Les étrangers] sont revenus encore en 1994. Rien n’a été réglé pendant ce temps. Ils sont revenus en 2004. Ils se sont présentés pour “restaurer [la démocratie]”

Robenson Saint Louis

Les États-Unis et les autres pays occidentaux ont les mains trop sales, selon lui, pour intervenir une nouvelle fois avec une force armée dans le pays. « Les armes qui entrent à Cité Soleil, Martissant et Croix-des-Bouquets proviennent des États-Unis », rappelle-t-il. Deux cargaisons d’armes illégales et de munitions en provenance de la Floride ont été saisies par la douane haïtienne plus tôt cette année.

Carrefour Feuilles, Port-au-Prince

« Si une intervention est faite pour contrecarrer les gangs armés, ça pourrait être très bien », selon Francillon Laguerre, étudiant en science juridique de 31 ans et père d’une petite fille. De chez lui, il dit entendre des tirs presque chaque jour en provenance du quartier voisin, en conflit armé depuis l’an dernier. « Mais est-ce que les étrangers vont s’en tenir seulement aux gangs ? Il faudra faire attention pour qu’il n’y ait pas de victimes collatérales. Si des innocents meurent, ils vont avoir beaucoup de résistance et ils risquent d’être accueillis comme une force d’occupation. Il y a l’aide et il y a l’occupation. »

Turgeau, Port-au-Prince

« Il faut voir d’abord quels sont les enjeux et les moyens que la communauté internationale veut mettre de l’avant », croit d’abord Louis-Henri Mars, directeur exécutif de Lakou Lapè, un organisme communautaire voué à la construction de la paix dans les quartiers populaires. « Je doute fort que la communauté internationale veuille envoyer des soldats mourir en Haïti ou encore mitrailler des quartiers et créer un tollé, ajoute-t-il. J’ai tout de même l’impression que tant qu’il n’y a pas ce consensus politique [inter-haïtien], plusieurs pays vont hésiter avant de s’aventurer ici. »

La présence armée étrangère en Haïti

PHOTO TIRÉE DE WIKIMÉDIA

Le président américain Woodrow Wilson en 1911, alors qu’il était gouverneur du New Jersey.

1915-1934 : Occupation américaine

Le président américain Woodrow Wilson envoie des membres du corps des marines en Haïti pour protéger des intérêts économiques américains, notamment dans le système bancaire et l’industrie sucrière. Inspiré par la doctrine Monroe, il désire bloquer la montée d’autres intérêts étrangers dans le pays. Plusieurs insurrections armées anti-occupation sont réprimées par la force. En 1918, une célèbre révolte aurait fait 2000 morts, selon certaines estimations. La même année, une nouvelle constitution est imposée.

PHOTO CAROLE DEVILLERS, ARCHIVES REUTERS

Un contingent de 114 soldats canadiens arrive à Port-au-Prince, en 1996, dans le cadre d’une mission des Nations unies en Haïti.

1993-2000 : Premières forces de maintien de la paix des Nations unies en Haïti

Deux ans après le coup d’État de 1991, un accord sous l’égide de l’ONU est conclu entre le général putschiste Raoul Cédras et le président en exil Jean-Bertrand Aristide. Une opération multinationale s’installe en Haïti, pour faciliter le retour du président élu. L’opération Restaurer la démocratie (Uphold Democracy), dirigée par les États-Unis, vient appuyer la force onusienne et la transition démocratique en 1994 et 1995.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Un casque bleu du contingent brésilien de l’ONU salue un jeune homme en Haïti, en 2007.

2004-2019 : MINUSTAH

Le président Jean-Bertrand Aristide démissionne fin février 2004, sous la pression de la communauté internationale. Dirigée par le Brésil, la MINUSTAH effectue au milieu des années 2000 plusieurs opérations sanglantes à Cité-Soleil, base de groupes armés partisans de l’ex-président. Le séisme de janvier 2010 – et ses plus de 200 000 morts – dévaste le quartier général de la MINUSTAH. Plusieurs pays, dont le Canada, envoient des troupes pour appuyer la réponse humanitaire. Quelques mois plus tard, une vague d’épidémie de choléra, la première de l’histoire d’Haïti, est attribuée à un contingent militaire népalais de l’ONU. Elle fait plus de 10 000 morts au fil des ans, jusqu’en octobre 2019. La force militaire multinationale MINUSTAH est remplacée en 2017 par une force de police sous l’égide de l’ONU. Elle termine sa mission à l’automne 2019.