Les gangs gagnent en puissance en Haïti sur fond de paralysie politique et multiplient les affrontements sanglants dans la région de Port-au-Prince pour étendre leur territoire en faisant au passage des centaines de morts dans la population.

Cette semaine, des hommes lourdement armés se sont affrontés au cœur de la capitale, forçant commerçants et résidants paniqués à fuir pour tenter d’échapper aux balles perdues.

Les combats faisaient suite à une flambée de violence survenue plus tôt dans le mois dans le bidonville de Cité Soleil, à l’ouest de Port-au-Prince, où plus de 400 personnes ont été tuées ou blessées selon un bilan des Nations Unies.

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Des enfants contraints de fuir leur résidence du bidonville de Cité Soleil dorment sur le sol d’une école transformée en refuge.

Le coordonnateur médical de Médecins sans frontières dans le pays, Jean-Gilbert Ndong, note que la population du secteur de Brooklyn s’est retrouvée « prise en étau » lors des affrontements, qui opposaient deux coalitions de gangs nommées G9 et G-Pèp.

Nous avons pu évacuer une quarantaine de personnes dont l’état exigeait des soins d’urgence. Il a fallu s’y prendre à trois reprises en négociant chaque fois avec les belligérants.

Jean-Gilbert Ndong, coordonnateur médical de Médecins sans frontières en Haïti

Une autre vague de combats survenue en avril et mai entre des gangs liés au G9 et au G-Pèp avait aussi eu un effet dévastateur sur la population de la région de la capitale, forçant le déplacement de plus de 15 000 personnes. Des cas de « violence extrême » avaient alors été rapportés, incluant de nombreuses décapitations.

Force « révolutionnaire »

Diego Da Rin, analyste de l’International Crisis Group qui suit de près la situation en Haïti, note que près d’une centaine de gangs opèrent normalement dans la région de Port-au-Prince.

Beaucoup se sont regroupés en 2020 pour former le G9 à l’initiative d’un ex-policier, Jimmy « Barbecue » Chérizier, précipitant un mois plus tard la création du G-Pèp,

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Jimmy « Barbecue » Chérizier, leader du gang G9

Le G9, note M. Da Rin, est actuellement à l’offensive et a lancé l’assaut contre ses adversaires à Cité Soleil dans le cadre d’une campagne qui vise à établir son autorité sur l’ensemble de la capitale.

Le but premier de l’opération, relève l’analyste, est de trouver une façon de diversifier les sources de revenus des gangs coalisés, qui reposent notamment sur le kidnapping et la collecte de rançons.

Leur action n’est pas nécessairement dénuée d’ambitions plus vastes, puisque Chérizier a récemment déclaré dans une vidéo que le G9 était une force « révolutionnaire » opposée à l’ensemble de la classe politique du pays.

L’ancien policier, note M. Da Rin, semble faire une exception pour le président Jovenel Moïse, tué l’année dernière par des mercenaires.

Le chef de gang a déjà déclaré qu’il vengerait sa mort et s’en est pris à l’actuel premier ministre du pays, Ariel Henry, en affirmant qu’il avait joué un rôle dans l’exécution, qui fait toujours l’objet d’une enquête.

M. Da Rin note que Chérizier a été accusé par le passé d’avoir orchestré des attaques meurtrières dans des quartiers défavorisés considérés comme des bastions de résistance au gouvernement de Jovenel Moïse.

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Des soldats montent la garde à l’extérieur d’une base militaire située près du palais présidentiel, à Port-au-Prince, le 27 juillet.

Historiquement, des membres de l’élite politique et économique haïtienne ont souvent entretenu des liens avec des gangs pour consolider leur pouvoir, mais les criminels ont gagné en autonomie au cours des dernières années, selon l’analyste d’ICG.

Les gangs peuvent étouffer les mouvements d’opposition sur le territoire qu’ils contrôlent et influer sur les scrutins en échange de financement ou de protection juridique.

« Secret de Polichinelle »

« C’est un secret de Polichinelle que l’élite économique et politique en Haïti soutient des gangs » et qu’elle s’est livrée à plusieurs reprises à des « guerres par [procuration] », relève Lou Pingeot, chercheuse de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa qui a étudié leur développement dans le pays.

Ces liens avec la classe politique compliquent la tâche de la police nationale, qui doit aussi composer avec le fait qu’elle est largement infiltrée par les gangs.

Le déploiement d’une force de police internationale pour tenter de ramener l’ordre en Haïti a été récemment évoqué par certains membres du Conseil de sécurité de l’ONU, mais paraît peu probable, note M. Da Rin, qui insiste sur la nécessité de renforcer la capacité d’intervention de la police en place, notamment en lui fournissant des armes mieux adaptées.

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Des membres des forces armées d’Haïti sécurisent une zone de la capitale, Port-au-Prince, pour tenter d’endiguer la flambée des violences, le 11 juillet dernier.

Une accalmie dans la violence est impérativement nécessaire, dit-il, pour que le pays puisse déclencher des élections et former un gouvernement dont la légitimité n’est pas contestée.

Mme Pingeot note que toute force d’intervention internationale serait vue d’un mauvais œil par la population locale, qui garde, dit-elle, de mauvais souvenirs de l’opération de maintien de la paix des Nations Unies menée de 2004 à 2017.

Il faut, pour venir à bout des gangs, avoir la volonté « d’aller voir qui les finance et les arme », mais aussi s’attaquer à plus long terme aux graves problèmes socioéconomiques frappant la population.

Une intervention policière bonifiée peut faire office de « sparadrap » à court terme, mais ne réglera pas les enjeux de fond alimentant la violence, prévient Mme Pingeot.