Particulièrement vulnérables face au chômage et à l'exclusion sociale, les jeunes sont majoritaires à monter en première ligne de ces mouvements de protestation qui paralysent Haïti depuis une semaine. Étudiants, professionnels, chômeurs... ils entendent profiter de ce vent de changement pour faire entendre leurs revendications. Témoignages.

Aujourd'hui, Rony Célicourt ne répondra pas à l'appel des manifestants dans les rues de Port-au-Prince comme à son habitude. Désistement ? Non. « Je fais une trêve pour reprendre de l'énergie », rétorque-t-il. Et sa colère ne désarme pas. « Je suis révolté contre la corruption et la misère qui sévissent dans ce pays. »

Cette misère dont il parle, il la côtoie quotidiennement. Né dans une famille de sept enfants, Rony fait partie des deux tiers des Haïtiens touchés par le chômage. Le jeune homme de 31 ans avoue n'avoir jamais décroché un emploi de sa vie alors qu'il a bouclé ses études en communication à l'Université d'État d'Haïti. « Ce n'est pas la volonté qui manque. J'ai envoyé des dizaines de CV. Aucune réponse jusqu'à présent. Voilà pourquoi je ne suis pas autonome. Chaque jour, je vis la solidarité de ma famille et de mes amis. » Auparavant, le jeune homme a même songé à immigrer au Chili, au nombre des 111 746 compatriotes qui se sont envolés vers cet eldorado en 2017. Quitte à être désenchantés.

Démission réclamée

Pourtant, alors qu'il était en campagne en 2015, le président Jovenel Moïse a fait le tour du pays en promettant mer et monde. Il a cru avoir trouvé la formule miracle pour répondre aux besoins de la population en mettant ensemble « le soleil, la terre, les rivières et les hommes ». Aujourd'hui, après deux ans au pouvoir, cet ancien homme d'affaires semble incapable de livrer la marchandise. Ce qui en fait la principale cible des protestataires.

« Jovenel Moïse a plongé le pays dans la misère. Il doit rendre sa démission », crie Alexandre Axel, quinquagénaire venu rejoindre les manifestants sur la route de l'aéroport, avant le départ en direction du palais national. Dans son témoignage, ce père de famille explique avoir subi des pertes de revenus à cause de la mauvaise situation économique du pays. 

« Nous voyons nos conditions de vie se dégrader au jour le jour. Même si nous travaillons très dur, nous ne parvenons pas à nous occuper de notre famille », dit-il.

« Nous devrions avoir plus de soutien. Cela fait huit jours que nous sommes dans la rue et personne ne nous a rien dit », poursuit-il, transpirant de sueur et de colère.

« Halte-là ! »

Gesner Casséus, 26 ans, est un enseignant chercheur qui se sent marginalisé et mal encadré dans son métier. « Certes, je travaille dans plusieurs établissements scolaires, mais ça ne suffit pas pour survivre. » La lutte contre la cherté de la vie n'est pas sa seule revendication. Car pour lui, la réalité qu'on vit aujourd'hui est de la mauvaise gouvernance et de la corruption dans les plus hautes sphères de l'État. « Les dirigeants ne se soucient pas de résoudre nos problèmes. Il est facile de constater que ces gens placent leurs intérêts personnels avant les intérêts collectifs pour accaparer les ressources du pays. Aujourd'hui, nous voulons dire halte-là ! »

Titulaire d'une maîtrise en philosophie, M. Casséus s'est mobilisé dès l'été 2018 à côté d'autres jeunes intellectuels de sa ville natale de Petit-Goâve. Il s'est beaucoup impliqué dans les mouvements contre la corruption. « Il y a un groupe de jeunes qui ne se détache pas du pays. Nous ne voulons pas être fatalistes et croire que ça ne va pas changer. »

« C'est sûr que ma situation personnelle ne saurait se comparer à celle de la grande majorité de la population : pratiquement 6,5 millions d'Haïtiens vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Mais je suis témoin de la misère des gens dans le pays et des conséquences que ça engendre : la violence, par exemple. Je ne peux dire : ben, je vis ma petite vie. Et le reste dans tout ça ? Je pense que le bien-être ne doit pas être réservé à une certaine classe. » C'est cette conviction qui a porté Emmanuela Douyon, économiste et cadre d'une ONG, à s'engager dans le mouvement Petrocaribe Challenge. Ce qui a mis le feu aux poudres en Haïti et qui avait forcé la Cour des comptes à publier un rapport accablant sur la mauvaise gestion des fonds du programme Petrocaribe par les gouvernements qui se sont succédé depuis 2008 en Haïti.

« Vers un procès »

« En tant que citoyens, on ne doit plus rester comme observateurs et laisser les politiciens, les hommes d'affaires gérer le pays et adopter les décisions qu'ils veulent. Nous devons être vigilants et exercer notre pouvoir de contrôle », souligne celle qui est titulaire d'une maîtrise en expertise économique de politiques et projets de développement. Et d'ajouter : « Aujourd'hui, nous demandons des comptes. Et nous faisons tout pour aller vers un procès et proposer une autre modèle de société. »

Voilà qui inspire l'espoir à Rony Célicourt. « Voir tous ces jeunes qui risquent leur vie sous les balles et le gaz lacrymogène de la Police nationale d'Haïti pour réclamer de meilleures conditions de vie, ça me fait espérer le changement pour ce pays. Nous devons construire une société basée sur la justice sociale, le respect. Que les jeunes qui sont formés puissent vivre dignement dans ce pays ! »