D'un côté, une femme dévastée par son incapacité à porter un bébé. De l'autre, une famille qui se débat pour survivre. L'une est originaire de Toronto. L'autre vit à Gurwa, un village de sentiers boueux et sans eau courante dans l'État indien du Gujarat. Les deux ont misé tous leurs espoirs sur la plus célèbre clinique de mères porteuses de l'Inde.

Un très long périple

C'était un de ces accouchements qui ressemblent à des récits de guerre. Hémorragie, soins intensifs, 25 transfusions sanguines.

Melissa McQuaid a survécu à la bataille, son bébé aussi, mais la jeune femme y a perdu son utérus.

L'enseignante originaire de Toronto a dû encaisser le coup plus jamais elle ne pourrait porter un enfant.

La jeune femme a passé des années à ratisser l'internet à la recherche du meilleur moyen pour agrandir sa famille. Une belle-soeur lui a même proposé ses services de mère porteuse, mais elle a refusé. « Je n'ai pas voulu vivre avec toute la charge émotive que ça implique. »

Un jour, une collègue lui a parlé d'une gynécologue indienne, Nayana Patel, propriétaire d'une clinique de mères porteuses.

Après une longue réflexion, Melissa McQuaid et son mari ont fini par se jeter à l'eau. L'argument qui a fait pencher la balance:

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Melissa McQuaid tient dans ses bras ses jumeaux nés d'une mère porteuse: Lucas et macy, âgés de 5 semaines au moment de la photo.

Prélèvement d'ovule, fécondation in vitro, fausse couche : la première tentative a abouti à un échec. Melissa et son mari ont remis ça à Noël dernier. Et c'est le jour de la Saint-Valentin qu'ils ont appris que leur nouvelle mère porteuse attendait des jumeaux.

Macy et Lucas sont nés prématurément, le 3 août. Au moment de notre rencontre, ce sont deux beaux bébés de 5 semaines qui s'apprêtent à retrouver leur papa en Arabie saoudite, où la famille vit actuellement.

Il reste les derniers papiers à ficeler, la citoyenneté canadienne pour les bébés et leur visa de sortie de l'Inde. Une odyssée bureaucratique qui peut prendre jusqu'à deux mois.

Pour Melissa, ce sont les dernières étapes d'une épopée qui aura coûté, frais de voyage inclus, environ 50 000 $. Et qui n'a pas non plus été de tout repos.

Les communications avec la clinique ont été ardues. Melissa et son mari ont exigé que leurs cinq embryons excédentaires soient congelés, pour ne pas avoir à refaire le voyage vers l'Inde si jamais il fallait tenter une nouvelle fécondation.

« Notre demande était claire, mais ça n'a pas été fait, j'ignore pourquoi. »

Le contrat signé avec la mère porteuse prévoyait que celle-ci tirerait son lait pour les bébés pendant 15 jours après la naissance. Là encore, déception: Macy et Lucas n'ont jamais reçu le lait promis.

Mais ces irritants ne pèsent rien à côté de la joie de Melissa McQuaid à la vue de ses deux bébés. L'enseignante de 32 ans est bien consciente de la controverse entourant le recours aux mères porteuses rémunérées. « Mais c'est facile de porter un jugement quand on n'a jamais vécu dans la peau de quelqu'un qui ne peut pas avoir d'enfant. »

Elle-même a bien fait ses devoirs, elle a visité la « maison des mères porteuses » à Anand. « Les femmes que j'y ai rencontrées m'ont dit qu'elles se sentaient comme en vacances. » Elle a aussi rencontré SA mère porteuse et sa famille. « La photo de notre rencontre a été sur ma table de chevet pendant les 32 semaines de grossesse. »

Quand elle trace le bilan de son expérience, Melissa ne voit pas de problème à de tels contrats de location d'utérus. « Il y a bien un aspect commercial, mais les deux parties sont consentantes, et c'est comme un miracle où chacun peut réaliser son rêve. »

Le couple McQuaid souhaite continuer sa relation avec la mère porteuse en finançant les études de son enfant. « Elle a travaillé fort, porter des jumeaux, ce n'est pas facile. »

La majorité des parents croisés à Anand ont refusé d'être cités. Melissa McQuaid, elle, affirme n'avoir rien à cacher. « Les gens peuvent bien me juger, je m'en fous. »

L'essentiel, pour elle, c'est qu'elle a donné un frère et une soeur à sa fille aînée, aujourd'hui âgée de 5 ans. Son rêve est devenu réalité.

Le village des mères porteuses

GURWA, Inde - Vimala Benh, son mari Hasmoukh et leur garçon de 3 ans, Abrash, vivent dans une case d'une pièce, à Gurwa, à une trentaine de kilomètres d'Anand.

C'est un village de sentiers boueux, sans eau courante, une communauté de 300 familles où les plus riches possèdent quelques buffles ou cultivent le riz. Les autres se débrouillent comme ils peuvent.

Vimala et Hasmoukh ne font pas partie des plus riches. Leur maison est minuscule et sombre, avec son plancher en bouse de vache séchée et ses lits de camp que l'on relève contre le mur pendant la journée. C'est une case louée, dont le loyer coûte une dizaine de dollars par mois.

Hasmoukh travaille comme homme à tout faire, ce qui lui rapporte, au mieux, 6000 roupies par mois. Pas plus de 100 $.

Il y a deux mois, son père est mort, laissant une maison vide où la petite famille aimerait bien emménager. Mais les murs de la maison familiale suintent l'humidité, l'eau s'infiltre par le toit. Pour pouvoir y vivre, il faut la rénover. Les travaux coûteront environ 3000 $, estime Hasmoukh.

Comment économiser une telle somme avec un salaire comme le sien C'est une équation impossible.

Trois femmes de Gurwa ont été récemment recrutées comme mères porteuses à la clinique d'Anand. L'une d'entre elles, Bhanu Suresh Solanki, 35 ans, a accouché en janvier d'un bébé destiné à un couple venu des États-Unis.

Quand on lui demande si elle est contente de son expérience, le visage de cette mère de trois grands garçons s'illumine d'un large sourire. La famille a pu rembourser ses dettes, son mari s'est acheté un vélo. Prochaine étape: l'achat de quatre bufflonnes pour monter un commerce de lait.

Bhanu n'a-t-elle pas trouvé ça pénible, de porter l'enfant d'une autre, ou encore de le remettre après la naissance? « Le plus dur, dit-elle, c'est l'accouchement. » Mais elle ne regrette rien. Quand elle a contracté une jaunisse, pendant sa grossesse, ses frais médicaux ont été entièrement payés par « son » couple.

Et en plus, elle a reçu plus d'argent que ce à quoi elle s'attendait : l'équivalent de 9000 $. C'était assez pour transformer sa vie. Maintenant, elle jongle avec l'idée d'offrir à nouveau ses services à la Dre Patel, propriétaire de la clinique d'Anand.

L'histoire de Bhanu est connue dans le village. Et elle inspire d'autres femmes à suivre l'exemple. C'est ce qu'a fait Vimala Benh.

Depuis huit mois, elle vit à Anand, aux côtés de 84 autres mères porteuses. Pendant son absence, Hasmoukh doit s'occuper seul du petit Abrash. Il ne peut plus travailler et doit vivre de l'allocation mensuelle versée à sa femme.

Le bambin s'ennuie de sa mère, à qui il rend visite une fois par semaine. Hasmoukh aussi a hâte de retrouver sa femme. « Pour nous, la séparation, c'est un grand sacrifice. »

Mais ce sacrifice ne durera que neuf mois. Et il vaut largement la peine, selon lui. Hasmoukh imagine déjà sa maison rénovée, le toit surélevé qui permettra d'aménager un deuxième étage.

C'est lui qui nous a conduits chez Bhanu Suresh Solanki, le jour de notre passage à Gurwa. Quand il écoute cette voisine et son mari parler de leurs projets, il sourit et lance: « Dans un an, nous serons comme eux. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Ghanu Suresh Solanki et sa famille ont bien profité d'un premier contrat de mère porteuse. Bhanu envisage de répéter l'expérience.

La gestation pour autrui dans le monde

Pays qui interdisent la GPA

> Allemagne, France, Italie, Espagne, Bulgarie, Portugal, Malte, Chine

L'Allemagne a une des lois les plus restrictives, puisqu'elle refuse de reconnaître les liens filiaux entre les parents intentionnels et leur bébé né d'une mère porteuse. En juin 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France parce qu'elle ne reconnaît pas les enfants nés d'une mère porteuse à l'étranger. Enfin, en Chine, la GPA se pratique dans la clandestinité.

Pays sans loi spécifique

> Belgique, Irlande, Pays-Bas, Pologne, Slovaquie, Hongrie, Luxembourg, Thaïlande

Aucune loi n'encadre le recours à la gestation pour autrui. Elle n'est ni interdite ni autorisée. C'est le flou juridique absolu. Et il y a une certaine tolérance à l'égard de cette pratique.

Depuis qu'un père intentionnel australien a décidé d'abandonner un bébé trisomique né d'une mère porteuse, en août 2014, la Thaïlande s'apprête à adopter une loi pour restreindre cette pratique aux contrats sans rémunération.

Pays qui autorisent la GPA non commerciale

> Royaume-Uni, Grèce, Danemark, Roumanie, Canada, Israël, Afrique du Sud, Argentine, Brésil, Corée du Sud, Nouvelle-Zélande

C'est le cas notamment du Canada, où le recours aux mères porteuses est autorisé, sans contrepartie financière. Le recours à une mère porteuse rémunérée peut entraîner jusqu'à 10 ans de prison. Un projet de loi privé présenté au Parlement en juin dernier réclame de lever cet interdit. Au Québec, en revanche, tous les contrats de GPA sont considérés comme invalides.

Pays qui autorisent la GPA rémunérée

> Russie, Ukraine, États-Unis, Inde

En Russie, l'enfant est présumé appartenir à la mère porteuse, qui doit y renoncer à la naissance. Aux États-Unis, depuis l'affaire « Baby M », quand une mère porteuse a refusé de céder son enfant à la naissance, de nombreux États ont autorisé et encadré le recours aux mères porteuses, y compris dans un cadre commercial. Mais les contrats de gestation pour autrui coûtent extrêmement cher: au moins 100 000 $.

PHOTO SIM CHI YIN, THE NEW YORK TIMES

La gestation pour autrui est une pratique répandue en Chine, bien qu'elle y soit illégale.

Pour ou contre la GPA

Le Canada interdit la rémunération des mères porteuses, sous peine de 10 ans de prison. Au Québec, les contrats de gestation pour autrui sont considérés comme illégitimes. Et un député fédéral indépendant, Dean Del Maestro, milite pour un projet de loi privé qui veut légaliser le commerce de grossesses pour autrui. La controverse est vive. Voici deux points de vue divergents sur le sujet.

POUR

Cindy Wasser

Vive l'Utérus inc.

Le Canada interdit la rémunération des mères porteuses, sous peine de 10 ans de prison. Au Québec, les contrats de gestation pour autrui sont considérés comme illégitimes. Et un député fédéral indépendant, Dean Del Maestro, milite pour un projet de loi privé qui veut légaliser le commerce de grossesses pour autrui. La controverse est vive. Voici deux points de vue divergents sur le sujet.

Le meilleur moyen de décourager le tourisme procréatif vers des pays pas trop respectueux des droits fondamentaux, c'est encore d'ouvrir grand la porte aux contrats de gestation lucratifs au Canada.

Telle est l'opinion de l'avocate torontoise Cindy Wasser. Cette criminaliste incapable de concevoir a eu ses deux enfants grâce à des mères porteuses canadiennes. Depuis, elle offre ses services de conseillère juridique aux couples qui cherchent à faire porter un enfant. Et elle défend la dépénalisation du commerce de « location d'utérus » au Canada.

Son objectif: rendre ceux que l'on appelle les « parents intentionnels » moins vulnérables devant les femmes qui portent leur enfant.

Elle-même a connu de longs mois d'angoisse pendant la gestation de son premier enfant: elle était incapable de contrôler les habitudes de vie de la mère porteuse.

Cindy Wasser estime que la loi canadienne réduit l'« offre » de mères porteuses et place les futurs parents à la merci des rares femmes qui acceptent de porter bénévolement le bébé d'une autre.

« Ma mère porteuse aurait pu se faire avorter sans que je le sache », déplore cette féministe, pour qui les femmes doivent avoir l'entier contrôle de leur corps. Y compris pour porter l'enfant d'une autre, si ça leur chante.

Cindy Wasser ne comprend pas trop tout ce discours rejetant la « marchandisation » du corps. Selon elle, on devrait être en mesure de payer pour les services d'une mère porteuse, dans la mesure où celle-ci sait clairement dans quoi elle s'engage. Idem pour la vente d'organes, d'ailleurs. « Si j'ai besoin d'un rein, et que quelqu'un veut m'en vendre un pour 10 000 $, pourquoi pas? »

À ses yeux, les scrupules que l'on manifeste à cet égard relèvent de considérations morales. Autrefois, on interdisait les mariages gais. Aujourd'hui, on interdit de rémunérer une mère porteuse. La morale, ça évolue.

Et quelle serait, selon elle, la valeur des services de gestation? « Vous savez, pour moi, mes enfants, ils n'ont pas de prix... »

PHOTO FOURNIE PAR CINDY WASSER

Cindy Wasser

CONTRE

Alain Roy

Un rapport de servitude

Pour le juriste québécois Alain Roy, un seul mot décrit la situation des mères porteuses en Inde: servitude.

« Dans ces couvoirs indiens, les droits fondamentaux des femmes ne sont pas respectés. Elles ne peuvent pas prendre la décision d'avorter ou refuser un avortement, par exemple. C'est inacceptable. Tout est réduit à une logique commerciale. »

En privant les femmes de tout pouvoir décisionnel sur leur corps, « on les réduit à un utérus », dénonce le professeur de l'Université de Montréal. Il est aussi troublé par le fait que l'acte de naissance des bébés nés d'une mère porteuse indienne ne contient même pas le nom de celle qui l'aura porté pendant 9 mois.

Or, en reconnaissant ce document qui établit des liens filiaux obtenus en contournant la loi canadienne, « le Canada entérine des pratiques qui seraient intolérables chez nous ».

« Pour moi, cette marchandisation du corps est totalement inacceptable », résume le juriste.

Mais au-delà des principes, il y a une réalité. Et les couples qui rentrent au pays avec un bébé conçu à l'étranger causent de sérieux maux de tête au Canada, reconnaît le juriste.

Si on veut faire appliquer la loi canadienne à la lettre, qu'arrivera-t-il à ces enfants? D'un côté, les droits fondamentaux des mères porteuses. De l'autre, ceux de l'enfant qui n'a pas décidé des circonstances de sa naissance.

Plus que ça: en pénalisant les contrats de gestation commerciaux, on encourage le tourisme procréatif vers des pays plus souples par rapport à cette pratique. Et on se met un peu, beaucoup, la tête dans le sable. « Nous sommes complètement coincés », dit Alain Roy, qui croit le Canada mûr pour une réflexion sur le sujet.

Une réflexion qui s'appuierait sur trois grands principes: le refus de traiter le corps comme un bien commercial; le respect des droits fondamentaux des mères porteuses; et le respect de l'intérêt des enfants à qui elles donnent le jour.

PHOTO CHRISTIAN FLEURY

Alain Roy