Dans le no man's land radioactif autour des ruines de la centrale nucléaire de Fukushima, au Japon, on ne trouve que des villes fantômes, toujours évacuées trois ans et demi après le séisme et le tsunami meurtriers de mars 2011. La vie est suspendue pour plus de 100 000 habitants de la région, entassés dans de déprimants centres d'hébergement temporaires dans les villes avoisinantes. Notre journaliste a rencontré ces réfugiés nucléaires.

Les rues de Naraha sont désertes, sous le soleil intense de ce vendredi d'été. En y roulant, on ne croise pas âme qui vive. Les rideaux obscurcissent les fenêtres. Ailleurs, les vitres sont cassées: des pillards sont passés par là. De hautes herbes poussent dans les entrées d'auto, où il n'y a plus d'auto. Des maisons endommagées par le tremblement de terre de mars 2011 n'ont toujours pas été réparées; l'une d'elles menace de s'effondrer dans un ravin.

Naraha est une ville fantôme, désertée par ses 7500 habitants. Seuls les employés des équipes de décontamination, vêtus de combinaisons et de masques blancs, hantent les lieux.

Nous sommes à 15 kilomètres de la centrale de Fukushima, dans la zone interdite, évacuée depuis trois ans et demi, après la plus importante cata-strophe nucléaire depuis Tchernobyl. Dans ce no man's land radioactif, la vie n'a toujours pas repris son cours. Nous croisons de rares voitures: les gens ont la permission de se rendre à leur maison pendant quelques heures pour l'entretenir, mais il est interdit d'y passer la nuit.

Comme chez le dentiste?

La zone présente toujours des niveaux de radiation supérieurs aux limites jugées sécuritaires: des compteurs Geiger installés dans les endroits publics pour mesurer la radioactivité indiquent 0,42 microsievert par heure. À titre de comparaison, une radiographie dentaire émet 5 microsieverts. Si nous restons 12 heures ici, nous recevrons donc la même dose que lors d'une visite chez le dentiste. «Les endroits où sont placés les compteurs ont été soigneusement décontaminés, alors c'est certain qu'ils mesurent des niveaux plus faibles qu'ailleurs», fait toutefois remarquer Hisao Yanai, un résidant de Naraha qui nous accompagne. Lui-même dit avoir enregistré 10 microsieverts autour de sa maison, même après sa décontamination.

Nous nous engageons dans l'allée de la propriété de M. Yanai. Ses trois chiens jappent furieusement en tirant sur leur laisse, avides d'attention. L'homme de 70 ans les caresse de sa main gauche, la seule qu'il lui reste; il a perdu son bras droit après un accident de travail, à 18 ans. L'ancien tenancier de bar, qui cache son regard derrière de perpétuelles lunettes fumées, essaie de venir chaque jour entretenir sa propriété et s'occuper de ses bêtes; il a aussi des poissons, des poules, une chèvre et un sanglier. Mais ce n'est pas toujours possible. «Je n'ai pas de place pour mes animaux dans mon nouveau logement», explique-t-il en nous faisant visiter sa vaste maison, réparant les trous percés par les souris dans les tatamis qui recouvrent les planchers, tandis que quelques blattes passent dans le couloir. La vermine a pris possession des lieux.

Dans un rayon de 20 kilomètres autour de la centrale endommagée, c'est la même désolation. C'est même pire ailleurs: plus près de Fukushima, l'accès est totalement interdit, en raison des radiations trop élevées. Autrefois prospères grâce à la présence de plusieurs centrales électriques qui assuraient de bons emplois, certains villages sont condamnés pour plusieurs générations.

«Notre région s'est enrichie grâce au nucléaire, mais maintenant, nous en payons le prix, laisse tomber Hisao Yanai. Nos collectivités sont complètement détruites.»

Environ 160 000 personnes ont dû fuir la région à la suite de la catastrophe nucléaire en raison d'ordres d'évacuation des autorités, sans compter ceux qui sont partis volontairement, inquiets pour leur santé. Plus de 100 000 évacués n'ont toujours pas réintégré leur foyer, à cause des niveaux de radiation qui demeurent trop élevés.

Coincés dans leur logement temporaire

La plupart d'entre eux habitent des logements préfabriqués, dans des centres d'hébergement temporaires, érigés à la hâte en 2011 dans les villes environnantes. «Mais ça fait trois ans et demi qu'on est ici, on n'appelle plus ça temporaire, se désole Fumie Ono, une mère de famille de 35 ans.»

Deux ans avant le séisme, son conjoint et elle s'étaient fait construire une grande maison, à Naraha. Mais ils doivent maintenant s'entasser, avec leurs 2 adolescents, dans 4 pièces totalisant 25 mètres carrés, soit moins que la superficie de 2 places de stationnement. Pour que leur fille et leur garçon aient chacun leur chambre, les parents dorment dans le salon. «C'est très difficile de vivre à l'étroit, les uns sur les autres. On se querelle souvent parce qu'on manque d'intimité», confie Mme Ono.

Selon une récente étude, la moitié des ménages évacués vivent séparés, en raison soit du manque d'espace, soit des contraintes liées au travail, soit de problèmes conjugaux. La détresse psychologique et l'alcoolisme sont aussi fréquents.

Fumie Ono a perdu son emploi dans une épicerie, fermée comme tous les autres commerces de Naraha. Son conjoint et elle doivent continuer à payer l'hypothèque de leur maison abandonnée. Bien sûr, ils touchent l'indemnité de 10 000 yens (environ 1000$CAN) versée chaque mois par le gouvernement à chaque évacué. Mais ils sont surtout touchés par l'incertitude: on évoque la réouverture prochaine de leur village, à la suite des travaux de décontamination. Y retourneront-ils? «On se demande si c'est vraiment sans danger, surtout pour les enfants», répond-elle.

Difficile, toutefois, de quitter la région pour s'installer ailleurs: comme leur maison ne vaut plus rien, impossible de la vendre pour en acheter une autre.

Leur micrologement, aux murs minces comme du carton, est aligné comme des centaines d'autres sur un terrain vague en bordure d'Iwaki, une ville de 300 000 habitants située à 40 kilomètres au sud de la centrale de Fukushima. Pour ajouter à leur inconfort, les évacués sont ostracisés par la population locale, qui les accuse de profiter de la situation, en raison des indemnités versées par le gouvernement. L'année dernière, des voitures ont été vandalisées dans le stationnement du complexe, et des graffitis ont été peints sur les murs, disant: «Rentrez chez vous, les évacués!»

Eiko Sato, 76 ans, quitte le moins souvent possible le périmètre du centre d'hébergement. Elle s'est recréé un petit jardin dans des seaux de plastique à côté de sa baraque, pour ajouter une touche de couleur. «Je m'ennuie, alors ça m'occupe», dit la vieille dame. Espère-t-elle rentrer chez elle? «Je ne pense pas y retourner de mon vivant, répond-elle en détournant le regard et en prenant une bouffée de cigarette. Mais c'est surtout pour mes petits-enfants que ça me désole. Eux ne se souviennent même pas comme on était bien.»

Hisao Yanai, lui, retournera à Naraha dès qu'il le pourra: c'est la terre où ses ancêtres sont établis depuis 200 ans, et il a l'intention d'y finir ses jours. Mais tout de suite après la catastrophe, son épouse est partie rejoindre ses enfants à Tokyo. Elle n'a pas remis les pieds dans la région depuis.

Les Japonais refusent toujours de «manger Fukushima»

Les pêcheurs du port d'Iwaki, à 30 km de la centrale nucléaire de Fukushima, ne pêchent presque plus: au pays du sushi, les consommateurs ne veulent pas manger de poissons qui ont frayé dans une mer contaminée. Ont-ils raison d'avoir peur? Le point en quelques questions.

L'océan près de la centrale de Fukushima est-il radioactif?

L'eau contaminée utilisée pour refroidir les réacteurs endommagés de la centrale est entreposée dans d'immenses réservoirs. Cette eau est censée être en partie décontaminée au moyen d'appareils spéciaux, avant d'être rejetée dans l'océan. Mais à cause de plusieurs incidents, de grandes quantités de particules radioactives se sont retrouvées dans la mer. Les autorités assurent qu'elles sont inoffensives une fois diluées dans l'océan.

Le poisson de la région est-il dangereux pour la santé?

Une trentaine d'espèces auraient des niveaux de radioactivité acceptables, soit moins de 100 becquerels - une unité de mesure de la radioactivité dans les aliments. Certaines espèces, comme la raie, absorbent des niveaux de radioactivité plus élevés et ne peuvent être consommées, note Maeda Hisashi, président de l'Association des pêcheurs d'Iwaki. La production d'algues de la région est aussi complètement arrêtée.

Que font les pêcheurs?

Ils ne pêchent que 1% de la quantité de poisson qu'ils pêchaient anciennement. Ils rapportent surtout des débris emportés au large par le tsunami. Le gouvernement les paie selon le poids des déchets récupérés. Ils sont aussi indemnisés pour leurs pertes, en fonction de leur revenu d'avant la catastrophe. Certains ont abandonné la pêche côtière pour s'engager sur les gros chalutiers qui partent plusieurs semaines pêcher le maquereau en haute mer. Mais la majorité des 1700 pêcheurs de la région restent oisifs et touchent leurs indemnités gouvernementales, ce qui contribue à l'augmentation des problèmes sociaux.

Est-ce la même chose pour la production agricole?

Les producteurs locaux de fruits, légumes, riz, viande et produits laitiers ont aussi du mal à écouler leurs produits. La famille Niitsuma, dont les terres se trouvent juste à l'extérieur de la zone évacuée, a dû cesser sa production de plusieurs fruits, de riz et de champignons shiitake. Conséquence: une chute de 40% de ses revenus.

Y a-t-il des tomates «mutantes» et des pastèques géantes, comme sur les photos qui ont circulé sur les médias sociaux?

Non. Certaines de ces photos n'ont pas été prises au Japon et dataient d'avant 2011. Il arrive que des fruits et légumes grossissent de façon exceptionnelle ou adoptent des formes étranges, sans que cela soit lié à la radioactivité.