Le soleil vient de se coucher derrière les montagnes lorsque Nourcia Beguimbaev enfourche sa jument. Déjà, le village de Kara Suu est plongé dans la noirceur. La fillette de 13 ans donne un bon coup dans les côtes de la bête docile. Et se met immédiatement à chanter une chanson traditionnelle kirghize à tue-tête.

Avec deux amies qui l'accompagnent, Nourcia parle et chante fort pendant les 30 minutes que dure son retour à la maison. Mais il ne s'agit pas là d'un jeu de fillette. Alors qu'elle traverse au galop une immense prairie déserte pour atteindre la maison où ses parents et ses deux frères l'attendent, elle doit effrayer les loups. Affamées l'hiver, les bêtes descendent des montagnes du Tian Shian à la recherche de proies faciles dans la vallée.

Nourcia a peur. Un peu. Mais elle doit nécessairement faire ce voyage tous les jours pour se rendre à l'école. Et l'école, dans la vie de l'adolescente, fille de nomades du Kirghizstan, la plus pauvre des 15 anciennes républiques soviétiques, c'est absolument tout. «J'aimerais être institutrice. Travailler avec les enfants. Et vivre à Bichkek», dit à voix basse une Nourcia timide. Ses yeux en amande scintillent déjà en parlant de la vie dans la capitale kirghize, qui se trouve à quatre heures de voiture de Kara Suu. Aussi bien dire l'autre bout du monde à dos de cheval, seul moyen de transport de sa famille immédiate.

De la mère à la fille

Sa mère, Moulan, l'encourage. «Moi, je n'ai rien vu dans la vie. Je me suis mariée à 17 ans», raconte-t-elle, assise près du poêle qu'elle nourrit de galettes de bouses de vache séchées. «Ma fille, elle, va voir du pays», confie la femme aux pommettes rouges. Moulan écorche le russe. C'est sa langue seconde, qui lui a été apprise pendant la période soviétique. Elle parle tout en coupant les morceaux de l'agneau tué la veille pour l'aïd, une des grandes fêtes musulmanes.

La Kirghize de 32 ans refuse cependant de se plaindre. La vie, dit-elle, n'est pas si mauvaise pour sa famille dans ce pays de montagnes pris en étau entre la Chine et trois autres anciennes républiques soviétiques d'Asie centrale, le Kazakhstan, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. L'été est la saison bénie d'Allah pour la famille Beguimbaev. Dès le début du mois de mai, ils mettent la clé dans la porte de la petite maison à flanc de montagne qu'ils habitent l'hiver et mettent le cap sur les pics enneigés. Près de 400 moutons suivent la famille vers le pâturage d'été, le jailoo.

Trois heures à dos de cheval permettent d'atteindre le pâturage en haute montagne et le lac Kok-Oukol. Ils y plantent leur yourte. Et renouent avec le mode de vie centenaire des nomades qui a été lourdement modifié pendant la période soviétique.

Nostalgie du kolkhoze

Jusqu'à la chute de l'URSS, tout le bétail de ce pays agricole appartenait à l'État. Les nomades étaient les employés du kolkhoze, la ferme collective. «On ne recevait pas d'importants salaires, mais tout était fourni. L'éducation pour les enfants, les soins de santé, la farine, le riz, les rations de viande», se remémore Altinbek Beguimbaev, mari de Moulan. S'il a été élevé au sein du kolkhoze, il n'y a travaillé que six mois, en 1994.

À l'instar d'autres anciennes républiques, dans un immense programme de privatisation de l'agriculture, le nouvel État kirghize post-soviétique a alors décidé de distribuer le bétail parmi les familles. Jeunes mariés, Moulan et Altinbek ont hérité d'une dizaine de bêtes. Et d'un cheval. Celui-ci a été accueilli dans la famille avec dévotion. Craignant la révolte des nomades, l'État soviétique a interdit pendant des décennies aux fiers cavaliers d'être propriétaires de leurs montures. «Un Kirghiz qui a un cheval est un Kirghiz libre», dit le nomade de 36 ans.

Aujourd'hui, il en a six. «Depuis la fin de la période soviétique, on n'a pas grand-chose, mais c'est à nous!», ajoute-t-il fièrement. Il sert à ses invités de grands bols de lait de jument, une spécialité locale réputée pour ses bénéfices curatifs... et ses 5% d'alcool naturel.

La voie la plus difficile

Comme beaucoup d'anciens kolkhoziens, Moulan et Altinbek auraient pu décider, au début des années 90, de vendre leurs bêtes pour ensuite prendre la route de Bichkek, où des centaines de milliers d'anciens nomades ont soudainement atterri, prêts à tout pour trouver un petit boulot mal payé. Le jeune couple a plutôt choisi de renouer avec la tradition nomade d'antan. Lire: à la dure. La pauvreté est endémique dans les zones rurales du Kirghizstan, pays recouvert à 90% de hautes montagnes. Selon les dernières statistiques de la Banque mondiale, le revenu moyen par habitant ne dépasse pas 523$ par année au pays, tout juste 5% de la moyenne mondiale. Près de 40% de la population vit sous le seuil de la pauvreté et, de ce groupe, trois personnes sur quatre vivent dans les zones rurales.

Quand Nourcia est née, en 1998, ses parents ne gagnaient que 20$ pour un été entier à s'occuper du bétail que d'autres villageois leur confiaient. À 3 ans, la gamine haute comme trois pommes donnait déjà un coup de main à ses parents: elle ramassait les excréments d'animaux qui servent au chauffage, rassemblait les moutons et aidait sa mère à ranger dans la yourte. Une efficacité surprenante qui a ébahi l'auteure de ces lignes lors d'un séjour dans la famille en 2002.

Nourcia et son frère aîné Zalkar, 14 ans, passent encore tous leurs étés sur le jailoo. Zalkar est un berger accompli alors que Nourcia s'occupe du dernier-né de la famille, le petit Samar, âgé d'à peine 9 mois.

Même si elle ne parle que le kirghize, Nourcia a aussi pour tâche de veiller sur les voyageurs qui viennent passer quelques jours avec la famille sous la yourte. L'été dernier seulement, la famille a reçu 90 étrangers. L'argent que ces derniers déboursent pendant leur séjour - quelques dizaines de dollars par soir - permet à la famille d'acheter la nourriture, les vêtements, les fournitures scolaires, les couches pour bébé.

Les deux parents ne sont pas surpris que, devant un tel dépouillement, leurs enfants veuillent pratiquer un autre métier que le leur. Si Nourcia veut se consacrer aux enfants, son aîné d'un an aimerait être agent de police.

Et la tradition dans tout ça? Moulan tourne ses yeux vers le poupon blotti dans les bras de Nourcia. «Dans la tradition nomade kirghize, c'est le plus jeune fils de la famille qui prend le flambeau. Il hérite de la maison familiale, s'occupe du bétail et de ses parents.» Comme avant l'Union soviétique. Comme il y a mille ans.

La petite histoire

Grâce à une coopérative de tourisme, j'ai séjourné dans la yourte des Beguimbaev pendant une semaine en juin 2002 avec deux anthropologues autrichiens. À l'époque, la jeune famille avait peine à joindre les deux bouts. Un médecin kirghize, rencontré en Turquie l'été dernier, m'a aidée à les retrouver.