Une vingtaine de morts, un Premier ministre en sursis, une division chaque jour plus profonde entre les élites et les milieux populaires: la Thaïlande s'est réveillée dimanche sur un tas de ruines, après avoir vécu les affrontements les plus violents depuis 20 ans.

Le pays a observé en direct samedi, sur les chaînes de télévision, les soldats s'affronter avec les «chemises rouges», mouvement né dans les régions rurales du nord et du nord-est du royaume, et aujourd'hui rejoint par une fraction de plus en plus importante des masses populaires de Bangkok.

Après un mois de manifestations pacifiques, de plaisanteries et de sourires échangés entre les deux camps, le face-à-face a dégénéré pour faire au moins 19 morts et 825 blessés.

Mais le conflit dépasse largement l'affrontement entre l'opposition et Abhisit Vejjajiva, Premier ministre démocrate diplômé d'Oxford.

Ce qui se joue, rappellent des analystes, est une fracture profonde entre la masse des déshérités du pays et les élites de Bangkok qui gravitent autour du palais royal, des hauts fonctionnaires, magistrats, hommes d'affaires.

«Cette société n'aborde pas les problèmes de fond: la justice à deux vitesses, l'équilibre des pouvoirs, le rôle de Bangkok et des provinces. Donc le pays n'avance pas», résume Arnaud Leveau, directeur adjoint de l'Institut de recherche pour l'Asie du sud-est contemporaine (IRASEC).

Les «rouges» réclament le retour à l'ordre constitutionnel en vigueur avant le putsch militaire de 2006 qui a renversé le Premier ministre Thaksin Shinawatra pour népotisme et corruption.

Ils vénèrent l'homme d'affaires, dont la politique populiste (2001-2006) a été très favorable aux masses rurales du nord. Et ils dénient à Abhisit toute crédibilité, en rappelant qu'il est arrivé au pouvoir, en 2008, à la faveur de décisions de justice et d'un renversement d'alliances parlementaires.

Dimanche, la Thaïlande s'est réveillée dans un cul-de-sac politique.

Abhisit a déjà indiqué qu'il ne voulait pas démissionner. L'armée sort affaiblie des affrontements, à l'issue desquels elle a dû faire marche arrière. Et les «rouges» ont démontré qu'ils ne céderaient pas.

«Le bain de sang est un rappel urgent de la nécessité de mettre fin au glissement vers l'anarchie», estimait le quotidien The Nation dans un éditorial. «Même les optimistes ne peuvent pas croire qu'un réel processus d'apaisement peut débuter dans un avenir proche».

Pour Pavin Chachavalpongpun, chercheur thaïlandais à l'Institut des études sur l'Asie du sud-est de Singapour, les violences ne désigneront aucun vainqueur.

«Il y a deux jours, j'aurais dit qu'Abhisit n'allait pas démissionner. Maintenant, il y a une possibilité que ses alliés le lâchent», estime-t-il.

Le bain de sang aura aussi coûté cher aux opposants, assure le chercheur. «Ils disaient qu'ils organisaient des manifestations non violentes, et regardez ce qui s'est passé».

Reste la figure du roi, 82 ans dont 64 de règne, vers lequel se sont longtemps tournés les Thaïlandais lorsqu'ils étaient en difficulté. Mais Bhumibol Adulyadej, hospitalisé depuis septembre, n'est pas intervenu publiquement au cours de cette crise.

Dimanche soir, un leader «rouge» a implicitement lancé un appel au monarque, immensément révéré. «Quelqu'un va-t-il informer le roi que ses enfants ont été tués au milieu de la route sans justice?», a proclamé Jatuporn Prompan.

Mais ce dernier «n'espère rien en réalité», assure Pavin. «Le roi ne pourrait offrir qu'une forme de compromis et il ne veut pas de compromis (...). Jatuporn voulait juste montrer que les +rouges+ ne se battent pas contre la monarchie, mais contre les élites de Bangkok».