Vingt-cinq ans après la tragédie de Bhopal, les effets secondaires du nuage toxique émis par l'usine d'Union Carbide persistent. Des survivants vivent un calvaire. Plusieurs enfants sont atteints de déformations congénitales et de lourds handicaps mentaux. Le temps est encore loin d'avoir réussi à effacer les effets du plus grave accident industriel de l'histoire, rapporte notre collaborateur.

Kushi Verma apprend à émettre des sons avec l'aide d'un orthophoniste. La fillette de 7 ans est atteinte de sclérose en plaques. Sa colonne vertébrale tordue l'empêche de s'asseoir, et même de marcher. Ses parents ont tous deux été exposés au gaz toxique émis par l'usine d'Union Carbide il y a un quart de siècle.

«Elle a un problème de dents, explique sa mère, rencontrée au centre de réadaptation Chingari Trust. Ses lèvres ne ferment pas complètement, alors elle ne peut pas émettre de sons.»

Les enfants qui fréquentent ce centre sont nés de parents exposés à l'isocyanate de méthyle ou vivant à proximité de l'usine désaffectée d'Union Carbide. Environ 30 000 habitants de Bhopal habitent aujourd'hui dans des bidonvilles où l'eau est impropre à la consommation. Elle est contaminée aux métaux lourds comme le mercure, le zinc et le plomb.

Dans le même établissement, des jumeaux de 11 ans apprennent le cri des animaux avec un éducateur. «Il y a un an, ils étaient dans un état épouvantable», raconte Shampa Devi Shukla, cofondatrice du centre et victime du gaz. «La salive coulait constamment de leur bouche. Ils ne comprenaient rien. Aujourd'hui, on peut communiquer avec eux. Ils aident maintenant les éducateurs à apprendre l'alphabet aux autres enfants.»

Il n'y a pas d'étude officielle qui démontre un lien de cause à effet entre ces handicaps et l'accident de Bhopal. Le gouvernement indien affirme que le sol et l'eau ne sont pas dangereux. Pourtant, une analyse menée par Greenpeace en 1999 démontre que le sol et l'eau autour de l'usine sont contaminés aux composés organochlorés et aux métaux lourds. Une autre étude a décelé du mercure, du plomb et des composés organochlorés dans le lait maternel des femmes vivant près de l'usine.

Le chaos

Dans le bidonville Jaiprakash Nagar, tout près du mur d'enceinte de l'usine d'Union Carbide, le vieux Shafiq Miyan regarde calmement le défilé des autorickshaws, les petits taxis à trois roues jaune et vert qui sillonnent la rue défoncée en bourdonnant. L'octogénaire à la barbe blanche se rappelle fort bien la nuit du 3 décembre 1984.

«Quand le gaz s'est échappé, un nuage s'est formé dans le ciel. Les gens couraient partout, raconte-t-il. Mais deux employés d'Union Carbide que je connais m'ont dit de ne pas courir, parce que ça empire l'effet du gaz. Je me suis réfugié sous mes couvertures et j'ai couvert mon visage avec un linge humide.»

La plupart des habitants de Bhopal n'ont pas eu la chance de recevoir ce conseil. Dans la cohue, certains entrent en convulsions et tombent, morts. D'autres s'étouffent, littéralement noyés dans leurs fluides corporels. D'autres encore sont piétinés à mort.

Anissa Bee, la femme de Shafiq, était étourdie et cherchait ses enfants. «Il y avait beaucoup de gaz. C'était le chaos. Les gens vomissaient. Ils avaient la fièvre et la diarrhée. Je manquais de souffle.» À 65 ans, elle s'essouffle rapidement et ses yeux larmoient constamment. Shafiq aussi respire avec difficulté. Sa vision est trouble et, le soir, il devient pratiquement aveugle.

Tirer une leçon

Rashida Bee, cofondatrice du Shingari Trust, a perdu cinq membres de sa famille en 1984. Ils sont tous morts de complications à la suite de l'exposition au gaz. «On sentait comme des aiguilles dans nos yeux, se remémore la militante. Je sentais un incendie dans mes poumons. À bout de souffle, je me suis assise. J'entendais les gens implorer: Allah! ou Bhagwan! Donne-moi la mort!»

Depuis 25 ans, cette militante à la santé fragile consacre toutes ses énergies et son temps à tenter d'obtenir réparation pour les victimes.

«Le monde doit tirer une leçon de cette tragédie. Les poisons lents menacent les humains. Il y a des milliers d'entreprises comme Dow Chemicals (maintenant propriétaire d'Union Carbide) qui dispersent leurs poisons lents. Prenez un échantillon de sang de n'importe quel humain et vous allez détecter des produits chimiques.»