Les efforts du gouvernement indien pour empêcher le visionnement d’un nouveau documentaire de la BBC revenant sur le rôle du premier ministre Narendra Modi dans une vague de violences intercommunautaires survenue en 2002 pourraient nuire à terme au principal intéressé.

La tentative de censure en cours, qui vise notamment des réseaux sociaux d’envergure comme Twitter et YouTube, a décuplé l’intérêt pour le documentaire dans le pays, forçant les autorités à intervenir pour empêcher sa présentation dans plusieurs universités.

Une douzaine d’étudiants d’un établissement de New Delhi ont notamment été arrêtés plus tôt cette semaine sous prétexte qu’ils risquaient de troubler l’ordre public en procédant à sa projection.

PHOTO SUNOJ NINAN MATHEW, ASSOCIATED PRESS

Des militants du Front démocratique de la jeunesse indienne ont organisé une projection publique du documentaire de la BBC India: The Modi Question devant un terminus de bus à Kochi, en Inde.

« Quand le gouvernement tente de bloquer quelque chose, ça risque d’amplifier l’attention qui lui est accordée, ce qui est le contraire de l’effet recherché », note Serge Granger, un spécialiste de l’Inde rattaché à l’Université de Sherbrooke.

Le Bharatiya Janata Party (BJP), parti nationaliste hindou du premier ministre, « a tendance à vouloir étouffer toute contestation » et n’hésite pas pour y parvenir à recourir au « cyberharcèlement »,
indique-t-il.

Retour sur une période trouble

Shruti Kapila, qui enseigne l’histoire de l’Inde à l’Université de Cambridge, notait dans une analyse en ligne parue il y a quelques jours que l’approche retenue par le premier ministre et son parti avait un coût important.

Les déclarations musclées et les blocages vont peut-être motiver sa base électorale. Mais ils vont potentiellement miner ce que Modi valorise plus que tout, soit son image internationale.

Shruti Kapila, professeure d’histoire de l’Inde à l’Université de Cambridge

Le recours à l’autoritarisme et à la « microgestion » de ce que les Indiens peuvent voir porte atteinte à l’image démocratique du pays et est susceptible d’entacher du même coup la réputation du politicien à l’étranger, note Mme Kapila.

Le documentaire au cœur de la polémique, qui s’intitule India: The Modi Question, n’a pas été diffusé à la télévision en Inde, mais des extraits circulaient sur les réseaux sociaux avant que le gouvernement n’intervienne et n’exige leur retrait.

Il revient longuement sur une période trouble du pays, en 2002 dans l’État du Gujarat, qui était alors dirigé par l’actuel premier ministre.

Des pèlerins hindous qui revenaient d’un site religieux controversé ont été tués dans un incendie survenu à bord d’un train.

Une trentaine de musulmans ont par la suite été condamnés pour leur rôle dans le drame, qui a déclenché une vague de violences ayant duré plusieurs semaines. Au total, près de 1000 personnes ont été tuées, pour la plupart d’origine musulmane.

Narendra Modi s’est vu reprocher à de nombreuses reprises de n’avoir rien fait pour faire cesser les attaques, mais il a été blanchi par la suite de toute responsabilité criminelle par la Cour suprême.

Rapport inédit

Le documentaire de la BBC va plus loin en citant un rapport inédit du ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni suggérant que l’actuel premier ministre avait indiqué aux policiers de « ne pas intervenir » pour calmer la population hindoue et qu’il était « directement responsable » du climat d’impunité ayant mené aux émeutes.

Une ancienne journaliste de la chaîne britannique qui était dans le pays au moment des violences, Jill McGivering, relate que les policiers étaient demeurés largement passifs malgré la gravité de la situation.

PHOTO AMIT DAVE, ARCHIVES REUTERS

Le premier ministre indien Narendra Modi saluant ses partisans alors qu’il arrive pour voter lors de la deuxième et dernière phase des élections de l’assemblée de l’État du Gujarat à Ahmedabad, le 5 décembre 2022

« Ça change un peu la version qu’il y a toujours eu voulant que Modi soit resté les bras croisés », note M. Granger.

Un stratagème « utile »

Les allégations contenues dans le documentaire relativement aux violences au Gujarat ont été rejetées comme une forme de « propagande » par un porte-parole du ministère des Affaires étrangères de l’Inde, Arindam Bagchi, lors d’une conférence de presse.

M. Bagchi a déclaré que le « manque d’objectivité » des auteurs et leur « mode de pensée colonial » étaient « clairement visibles », justifiant les efforts engagés pour empêcher la circulation en ligne de divers extraits du documentaire.

La BBC a assuré de son côté à l’agence Reuters que le documentaire découlait d’une « recherche rigoureuse » et comprenait les interventions de personnalités diverses, dont des ténors du BJP. Le média britannique a précisé que le gouvernement indien avait refusé d’y participer.

M. Granger note que l’évocation du passé colonial de la Grande-Bretagne revient souvent dans la rhétorique du BJP et constitue un stratagème « utile » pour éluder les questions embarrassantes.

Meenakshi Ganguly, une analyste de Human Rights Watch en poste en Inde, notait il y a quelques jours que le gouvernement se montre plus soucieux de faire taire les critiques que de rendre des comptes relativement à ses faits et gestes, en particulier envers la minorité musulmane du pays.

« L’image de l’Inde serait mieux servie si les autorités faisaient de plus grands efforts pour protéger les droits de tous les Indiens – et les droits de ceux qui veulent porter ces enjeux à l’attention du public »,
souligne-t-elle.