Deux mois après le coup d’État militaire en Birmanie, des journalistes de CNN et du Southeast Asia Globe ont eu droit à un « accès exclusif », début avril, à ce pays qui s’enfonce dans le chaos.

Exclusif, vraiment. Le pays est verrouillé. La junte birmane refoule les reporters aux frontières. Elle préfère écraser la rébellion à l’abri des regards indiscrets.

Des corps gisant sur le bitume, ça fait désordre…

Alors, les généraux font tout pour contrôler le message. Des dizaines de journalistes birmans croupissent en prison. D’autres sont en cavale. La junte a forcé la fermeture des médias indépendants locaux.

Malgré tout, l’info parvient à circuler. Et les nouvelles sont mauvaises. Plus de 700 personnes ont été tuées depuis le coup d’État du 1er février. Environ 3000 autres ont été arrêtées. La résistance ne faiblit pas.

La répression est brutale.

On a vu les images de manifestants pacifiques abattus en pleine rue. On a entendu des témoignages insoutenables. Des soldats qui déboulent dans les maisons pour tuer des enfants sous les yeux de leurs parents.

On a compris la cruauté froide, calculée de la junte pour terroriser la population tout entière, dans l’espoir de casser le mouvement de résistance.

On a compris tout ça, mais avec deux journalistes – dont Clarissa Ward, cheffe du bureau international de CNN – sur le terrain, on aurait pu penser que l’horreur deviendrait encore plus concrète aux yeux du monde.

On aurait même pu espérer que leurs reportages-choc forceraient la communauté internationale à en faire davantage pour mettre fin à cette répression sanglante.

Ce n’est pas ce qui est arrivé. Pas du tout.

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L’accès exclusif était accompagné de conditions : une lourde escorte armée en permanence ; d’innombrables visites de commerces prétendument vandalisés ; des interviews imposées avec des citoyens triés sur le volet.

À chaque arrêt, nous avons été accueillies par des personnes qui avaient apparemment répété leur histoire.

La journaliste canadienne Allegra Mendelson, le 9 avril, dans le Southeast Asia Globe

Il faut lire le récit de son séjour surréaliste à Rangoun pour saisir à quel point cette ouverture à la presse étrangère n’était finalement qu’une « tentative maladroite du régime pour redorer son image internationale ».

Qui donc avait orchestré cette pitoyable opération de propagande ?

Un homme dont le bureau se trouve au 740, rue Notre-Dame Ouest, à Montréal.

PHOTO HOWARD BURDITT, ARCHIVES REUTERS

« Ari Ben-Menashe dirige la firme montréalaise Dickens & Madson. On le surnomme le lobbyiste des dictateurs. Du Zimbabwe au Soudan, les régimes les plus charmants de la planète s’arrachent ses services dans l’espoir de polir leur image sur la scène internationale », explique notre chroniqueuse.

Ari Ben-Menashe dirige la firme montréalaise Dickens & Madson. On le surnomme le lobbyiste des dictateurs. Du Zimbabwe au Soudan, les régimes les plus charmants de la planète s’arrachent ses services dans l’espoir de polir leur image sur la scène internationale.

Son dernier coup fumant : avoir été embauché par la junte birmane pour « expliquer » au monde ce qui se passe vraiment dans ce pays.

S’il a invité une équipe de CNN en Birmanie, c’est justement parce que « ce qui a été rapporté jusqu’ici n’a vraiment pas de sens », a-t-il expliqué à l’agence Reuters.

La junte birmane n’est pas en train d’écraser son peuple. Au contraire, elle est en train de le sauver !

Si tout se passe comme prévu, Ari Ben-Menashe sera payé 2 millions de dollars américains par la junte birmane pour nous faire avaler ça.

DOCUMENT FOURNI PAR LE DÉPARTEMENT AMÉRICAIN DE LA JUSTICE

Entente signée entre Ari Ben-Menashe et un représentant de la junte birmane.

L’armée birmane s’appelle la Tatmadaw. C’est un État dans l’État : 500 000 hommes entraînés à tuer, qui vivent à l’écart du reste de la société. Pour eux, l’ennemi ne vient pas de l’extérieur. C’est le peuple lui-même.

C’est la Tatmadaw qui a planifié et perpétré le nettoyage ethnique des Rohingya en 2017, a conclu une mission d’enquête des Nations unies. Sous les ordres de leurs généraux, les militaires ont violé les femmes, brûlé les villages et bouté hors du pays 700 000 membres de cette minorité musulmane.

C’est encore la Tatmadaw qui a chassé du pouvoir Aung San Suu Kyi, le 1er février, trois mois après sa réélection par un raz-de-marée. Elle est depuis assignée à résidence.

Ari Ben-Menashe propose une tout autre version de l’histoire.

Une version grotesque, dans laquelle Aung San Suu Kyi serait la seule et unique responsable du massacre des Rohingya. La Tatmadaw l’aurait délogée parce qu’elle aurait volé les élections de novembre.

Ari Ben-Menashe enchaîne les entrevues. Il livre sa version à 2 millions de dollars. À Canadaland, le 15 mars : « Il n’y a pas de coup militaire en Birmanie. S’il vous plaît ! S’il vous plaît, n’essayez pas de diaboliser les généraux ! »

À la BBC, le 17 mars, à propos des manifestants pacifiques tués par des soldats : « Quand quelqu’un tentera de brûler votre maison, vous allez probablement tenter de l’abattre aussi ! »

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Comment un Montréalais peut-il ainsi devenir le porte-parole d’une junte à l’autre bout de planète ?

Comment peut-il se vanter d’avoir signé un contrat de 2 millions de dollars américains avec une dictature pour devenir son propagandiste en chef ?

Comment le Canada peut-il le laisser faire ?

Le Canada qui, le 18 février, a imposé des sanctions économiques à neuf responsables militaires birmans. L’objectif était d’envoyer un « message clair » à la junte : Ottawa ne laisserait rien passer.

À peine deux semaines plus tard, c’est l’un des généraux birmans visés par les sanctions qui a retenu les services d’Ari Ben-Menashe, selon le document rempli par le lobbyiste auprès du département américain de la Justice, où il doit s’enregistrer pour représenter des agents étrangers auprès de Washington.

Faut croire que le message n’était pas si clair que ça…

Ari Ben-Menashe prétend qu’il n’est pas soumis aux sanctions puisqu’il n’est pas (encore) payé pour ses services. Il ne verra la couleur de son argent, jure-t-il, que lorsque la loi le permettra.

Affaires mondiales Canada n’a pas répondu de façon spécifique à mes questions sur les activités du lobbyiste montréalais au service de la junte birmane.

Mais le gouvernement du Canada a publié mardi un « avis à l’intention des entreprises canadiennes sur la façon de faire des affaires avec des entités liées » à ce pays.

Le gouvernement exhorte ces entreprises à évaluer leurs activités et à prendre « toutes les mesures appropriées pour se conformer aux sanctions » et pour maintenir « des normes élevées en matière de droits de la personne ».

Il ne faudrait pas, a déclaré le ministre des Affaires étrangères, Marc Garneau, que ces entreprises deviennent « complices sans le savoir de la répression flagrante exercée par la Tatmadaw ».

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Ari Ben-Menashe sait très bien ce qu’il fait.

Il sait que 11 personnes ont été détenues par les forces de sécurité après avoir osé parler à la journaliste vedette de CNN dans un marché public de Rangoun.

Il sait que son opération de propagande a déraillé de façon spectaculaire, dans ce marché, quand des citoyens se sont mis à frapper sur des casseroles pour protester contre le coup d’État militaire.

Il sait qu’un homme, puis un autre, puis des dizaines d’hommes et de femmes ont levé trois doigts devant la caméra de CNN — un signe inspiré de la trilogie Hunger Games, devenu le symbole de la résistance contre la dictature militaire.

Ces citoyens ordinaires ont fait cela malgré les risques. Malgré la présence massive des forces de sécurité autour des deux journalistes. Ils l’ont fait par courage autant que par désespoir.

Du haut de son balcon, une femme a supplié les journalistes : « S’il vous plaît, rapportez nos vraies histoires… »