(Rangoun) La Birmanie a été lundi le théâtre d’un coup d’État de l’armée qui a arrêté la cheffe de facto du gouvernement civil Aung San Suu Kyi, proclamé l’état d’urgence pour un an et placé ses généraux aux principaux postes.

Ce nouveau putsch dans un pays qui était sorti il y a 10 ans d’un régime militaire en place pendant presque un demi-siècle a été condamné par nombre d’États.

Le président américain Joe Biden a appelé l’armée à « immédiatement » rendre le pouvoir, menaçant d’imposer des sanctions, et une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU aura lieu mardi.

Pour expliquer le coup d’État, les militaires ont assuré que les législatives de novembre avaient été entachées d’« énormes irrégularités », ce que la commission électorale dément.

Ce scrutin a été massivement remporté par la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi au pouvoir depuis les élections de 2015.

Le putsch s’est fait sans effusion de sang, l’armée se contentant de bloquer les artères avec des soldats en armes et des véhicules blindés autour du parlement dans la capitale, Naypyidaw.  

À Rangoun, la capitale économique, les militaires se sont notamment emparés de l’hôtel de ville et ont fermé l’accès à l’aéroport international.  

Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix 1991, âgée de 75 ans, a été arrêtée tôt lundi ainsi que le président de la République, Win Myint et d’autres responsables de son parti.  

Aucune précision n’a été donnée sur le lieu de leur détention, mais ils se trouvent à Naypyidaw, d’après Myo Nyunt, porte-parole de la LND.

Le comité Nobel s’est dit « scandalisé » par son arrestation.

Lundi soir, la télévision d’État a annoncé le départ de 24 ministres et la nomination de onze nouveaux.

L’ancien ministre des Affaires étrangères, Wunna Maung Lwin, en poste sous le régime de l’ex-général Thein Sein (président de 2011 à 2016), a récupéré son portefeuille, qu’Aung San Suu Kyi détenait en tant que chef de facto du gouvernement.

« Se préparer au pire »

À la tombée de la nuit, les rues de Rangoun étaient désertes, la Birmanie étant aussi frappée par la pandémie causée par le coronavirus (plus de 14 000 cas et plus de 3000 décès recensés). Les télécommunications restaient perturbées et les banques ont été fermées jusqu’à nouvel ordre.

Les rares personnes rencontrées par l’AFP ne cachaient pas leur désarroi. « C’est extrêmement bouleversant », « je ne veux pas de putsch militaire », pouvait-on entendre.  

Quelques rassemblements de partisans de l’armée brandissant des drapeaux et entonnant des chants nationalistes se sont rapidement dispersés.

Les militaires ont promis dans un communiqué sur Facebook l’organisation de nouvelles élections « libres et équitables », une fois que l’état d’urgence d’un an serait levé.

Mais des Birmans se montraient pessimistes.

« Je crains que ce ne soit plus long […] il faut se préparer au pire », a relevé Lamin Oo, un réalisateur de 35 ans.

Tandis que les rumeurs de coup d’État se renforçaient ces derniers jours, Aung San Suu Kyi avait laissé un message à la population, diffusé ce lundi par le président de la LND sur les réseaux sociaux, dans lequel elle exhorte les Birmans à « ne pas accepter » ce putsch.  

L’armée tente de « replonger le pays sous la dictature militaire », a-t-elle écrit, demandant à la population de « protester unanimement ».  

La communauté internationale a rapidement réagi.

Pékin a appelé à un règlement des différends « dans le cadre de la Constitution » et l’Union européenne a exhorté à la libération des personnes arrêtées.

Le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres a « fermement condamné » ce « coup dur » porté aux réformes démocratiques.

Londres a convoqué lundi l’ambassadeur birman au Royaume-Uni pour condamner le « coup d’État » et appeler à la « libération immédiate » d’Aung San Suu Kyi.

Fraudes par « millions »

Ce coup d’État, le troisième depuis l’indépendance en 1948, intervient alors que le Parlement issu des dernières législatives devait entamer sa première session ce lundi.

Les militaires dénonçaient depuis plusieurs semaines plus de dix millions de cas de fraudes aux législatives de novembre.

Les craintes de putsch s’étaient renforcées quand le chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing — sans doute l’homme le plus puissant du pays —, a déclaré la semaine dernière que la Constitution pouvait être « révoquée » dans certaines circonstances.

Min Aung Hlaing concentre désormais les pouvoirs « législatif, administratif et judiciaire » et un autre général, Myint Swe, a été désigné président par intérim, un poste largement honorifique.  

« Relation compliquée »

En 2015, la LND avait obtenu une large majorité et avait été contrainte à un délicat partage du pouvoir avec l’armée qui contrôle trois ministères clés (l’Intérieur, la Défense et les Frontières).

« Les relations entre le gouvernement et les militaires étaient compliquées », souligne Hervé Lemahieu, un expert auprès de l’institut Lowy en Australie. « Ce régime hybride, pas tout à fait autocratique ni tout à fait démocratique, s’est effondré sous le poids de ses propres contradictions ».

Aung San Suu Kyi, très critiquée à l’international pour sa gestion de la crise des musulmans rohingya, dont des centaines de milliers ont fui en 2017 les exactions de l’armée pour se réfugier au Bangladesh, reste adulée par la majorité de ses compatriotes.

En revanche, la nouvelle de son arrestation a été accueillie avec joie dans les camps de réfugiés rohingya.

« Elle est la raison de toutes nos souffrances. Pourquoi ne devrions-nous pas nous réjouir ? », a déclaré à l’AFP un chef communautaire, Farid Ullah, à Kutupalong, le plus grand camp de réfugiés du monde.

Longtemps exilée, Aung San Suu Kyi est rentrée en Birmanie en 1988, devenant la figure de l’opposition face à la dictature militaire. Elle a passé 15 ans en résidence surveillée avant d’être libérée par l’armée en 2010.