La scène s’est passée mardi matin devant l’hôpital Apollo, un établissement privé de Delhi. Une famille en panique venait d’y conduire une femme durement atteinte par la COVID-19.

L’hôpital n’a pas pu l’admettre, faute de lits. La femme est morte à 8 h du matin, en pleine rue, devant l’hôpital.

Désespérés, ses proches ont canalisé leur rage en s’en prenant à coups de bâton au personnel de l’hôpital.

Diffusée par le Times of India, la vidéo qui a capté cette confrontation est révélatrice du climat qui règne en Inde, alors qu’une vague pandémique dévastatrice déferle sur des infrastructures médicales submergées.

Avec plus de 300 000 nouveaux cas par jour, la pandémie explose dans ce pays de 1,4 milliard d’habitants. Chaque jour, plus de 3000 personnes en meurent.

« La situation est plus que catastrophique, elle est apocalyptique », résume Karine Bates, anthropologue de l’Université de Montréal, qui connaît bien l’Inde, où elle a séjourné pendant quatre ans.

Cette spécialiste de l’Asie du Sud reste en contact avec l’Inde où, constate-t-elle, une large part de la population est en état de « détresse majeure ».

PHOTO MONEY SHARMA, AGENCE FRANCE-PRESSE

Des patients respirent à l’aide de masques à oxygène dans une salle de banquet temporairement aménagée pour recevoir des malades, à New Delhi, mardi.

Entre les hôpitaux débordés qui refoulent les patients, les médicaments hors de prix et les pénuries d’oxygène qui laissent les patients à bout de souffle, cette fulgurante troisième vague a mis au jour la fragilité du système médical d’un pays qui, paradoxalement, reste l’une des premières destinations de tourisme médical sur la planète.

Paradoxe

Comment est-ce possible qu’un pays qui accueille des Occidentaux pour des interventions de pointe ait été aussi dépassé par sa deuxième vague de COVID-19 ?

C’est qu’au-delà de quelques hôpitaux ultra-modernes inaccessibles à la vaste majorité des Indiens, le réseau médical du pays est aussi délabré qu’insuffisant, explique Karine Bates.

L’Inde a eu beau se développer à un rythme effréné ces dernières années, elle a laissé ses services médicaux à l’abandon. Avec 0,4 lit d’hôpital pour 1000 habitants, elle fait partie des huit pays les moins bien pourvus en services hospitaliers du monde, et se classe même derrière l’Afghanistan, révèlent des données de la Banque mondiale.

L’Inde n’a pas investi dans les soins de santé, auxquels elle consacre moins de 1 % de son PNB. Et le pays compte moins d’un médecin pour 1000 habitants — se situant, là encore, loin derrière les moyennes de pays d’un niveau de développement équivalent.

Le système craque de partout. « Déjà, les hôpitaux ne fournissent pas, surtout pendant la mousson, alors qu’on voit apparaître de mini-épidémies de fièvre dengue et de malaria », explique Karine Bates.

« Ajoutez-y une pandémie, et c’est la catastrophe. »

Pénurie d’oxygène

Au moment où des proches d’une victime de la COVID-19 s’en prenaient aux soignants qui n’avaient pas pu la sauver, mardi matin, le premier train « Oxygène Express », transportant 70 tonnes d’oxygène liquide, arrivait à la gare de Delhi.

C’est qu’exception faite de quelques rares États qui ont profité du ralentissement de la contagion, l’hiver dernier, pour regarnir leurs stocks d’oxygène nécessaire aux patients sous respirateur, les grandes villes du pays sont à court de cette ressource vitale. Dans un seul hôpital de Delhi, celui de Sir Ganga Ram, 25 personnes sont mortes dans la seule journée de vendredi dernier faute d’oxygène.

Dans l’État de l’Uttar Pradesh, le message « stocks d’oxygène épuisés » a été accroché à l’entrée de plusieurs hôpitaux.

Des proches désespérés se précipitent vers les distributeurs de cet « or bleu » dans l’espoir de faire remplir leurs bonbonnes. Une usine d’oxygène à Hyderabad a dû embaucher des gardes de sécurité pour calmer la foule de clients.

Une personne atteinte de la COVID-19 sur cinq aura besoin d’un supplément d’oxygène, estime l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Selon l’OMS, certains hôpitaux ont vu la demande d’oxygène augmenter de cinq à sept fois par rapport aux niveaux habituels en raison de l’afflux de patients frappés par la COVID-19.

Mais pour fabriquer de l’oxygène liquide, il faut des usines spécialisées. Et celles-ci manquent cruellement en Inde.

L’automne dernier, le ministère fédéral de la Santé a lancé des appels d’offres pour construire de nouvelles usines permettant de répondre à une éventuelle résurgence de la pandémie. Sur les 162 projets approuvés, à peine 33 sont fonctionnels aujourd’hui, révèle la BBC.

Les usines actuelles sont mal réparties sur le territoire du pays. La capitale, Delhi, n’en a pas une seule et doit s’approvisionner en puisant dans les stocks des États mieux préparés. Ou faire appel à l’aide internationale qui a commencé à affluer mardi, depuis la Grande-Bretagne.

En Inde, les soins de santé sont gérés par les gouvernements des États. Et si certains d’entre eux ont pris la peine de se préparer pour la troisième vague, la majorité ont omis de faire des réserves, qu’il s’agisse de médicaments, de masques chirurgicaux ou d’oxygène, déplore Karine Bates.

Cocktail explosif

La tragédie sanitaire dans laquelle s’enfonce l’Inde est d’abord et avant tout le résultat de mauvais choix politiques.

En février, le parti du premier ministre Narendra Modi a adopté une résolution déclarant que l’Inde avait vaincu la COVID-19. Cette attitude triomphaliste a conduit le dirigeant populiste à autoriser les rassemblements électoraux, les matchs de cricket et d’autres évènements publics, comme le grand rassemblement du Kumbh Mela, le pèlerinage du mois de mars qui a mené des milliers de fidèles à se baigner dans les eaux du Gange, en foule compacte, sans distanciation physique et sans masque.

L’Inde a aussi eu la malchance de se retrouver aux prises avec un virus doublement mutant et hyper contagieux.

La conjonction de ces deux facteurs a propulsé un réseau médical défaillant au bord du précipice.

Des ratés pour la vaccination

PHOTO PUNIT PARANJPE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Personnes faisant la queue mardi pour recevoir une dose de vaccin contre la COVID-19, à Bombay (Mumbai)

L’Inde s’est vantée plus tôt ce mois-ci d’avoir vacciné 100 millions de personnes en 85 jours, soit plus vite que n’importe quel autre pays, a rapporté la BBC. Relativement peu affecté par la pandémie avant ce printemps, le pays a même exporté plus de 60 millions de doses dans 70 pays depuis le mois de janvier. Or, même si les exportations ont été suspendues en mars, les doses manquent cruellement aujourd’hui pour contrer l’augmentation spectaculaire des cas. L’Inde, qui manque de matières premières, devra même compter sur l’aide étrangère, des États-Unis notamment, pour produire davantage de fioles. Le pays a aussi commencé à importer différents vaccins. À ce jour, un peu plus de 145 millions de doses ont été administrées. À peine 8,8 % de la population a reçu une première dose et 1,7 % en a reçu deux. L’Inde espère vacciner 250 millions de personnes d’ici juillet, un objectif que certains jugent irréaliste compte tenu de l’ampleur de la crise actuelle.

La Presse