Un avocat influent croise le fer avec la Cour suprême, à qui il reproche sa proximité avec le gouvernement nationaliste hindou.

Un influent avocat indien risque la prison après avoir reproché sur Twitter à la Cour suprême de ne pas protéger la démocratie du pays face aux réformes controversées du gouvernement du premier ministre Narendra Modi.

Prashant Bhushan a encore une fois refusé lundi de céder aux injonctions du tribunal qui lui demande de s’excuser pour ses propos, assurant qu’il n’avait fait qu’assumer ses obligations de citoyen et de juriste en exprimant ses inquiétudes relativement à l’évolution de l’importante institution.

« J’entends conséquemment me soumettre à toute pénalité qui peut légalement m’être infligée en lien avec ce que le tribunal estime être un délit », a indiqué dans une déclaration écrite M. Bhushan, qui s’expose à une peine de six mois d’emprisonnement pour outrage au tribunal. La peine doit être décidée mardi.

L’affaire a débuté en juin lorsque l’avocat a d’abord critiqué dans un tweet une photo montrant le juge en chef de la Cour suprême, Sharad Arvind Bobde, sur une motocyclette appartenant au fils d’un ténor du Bharatiya Janata Party (BJP), la formation nationaliste hindoue du premier ministre Modi.

Il a expliqué que l’absence de masque du magistrat, qui était entouré de gens, lui semblait particulièrement choquante parce qu’elle semblait faire fi des règles sanitaires contre la COVID-19 évoquées pour restreindre les activités du plus haut tribunal du pays en temps de pandémie.

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Le premier ministre Narendra Modi lors du 74anniversaire de l'indépendance de l'Inde, le 15 août dernier

Dans un tweet subséquent, fin juin, M. Bhushan a indiqué que les historiens ne manqueraient pas dans le futur de souligner le rôle qu’a joué la Cour suprême et ses magistrats dans la « destruction » de la démocratie depuis l’arrivée au pouvoir du BJP.

Ces propos ont été portés à l’attention du tribunal, menant à l’ouverture d’une procédure ciblant l’avocat ainsi que Twitter.

La firme américaine, qui a rapidement bloqué l’accès aux tweets controversés avant de carrément les retirer, a fait valoir qu’elle n’était qu’un « intermédiaire » et n’exerçait pas de contrôle éditorial sur les écrits de l’avocat.

Les juges chargés d’entendre la cause ont accepté la plaidoirie de l’entreprise en relevant notamment qu’elle s’était empressée d’agir pour corriger la situation.

Cent pages pour deux tweets

Les magistrats du plus haut tribunal du pays se sont montrés cependant beaucoup moins conciliants envers l’avocat au cœur du litige en relevant qu’il avait formulé en ligne des allégations « malicieuses » susceptibles de nuire à la réputation du système judiciaire indien.

« Toute tentative visant à secouer les fondations de la démocratie constitutionnelle doit être traitée d’une main de fer », ont conclu les juges dans une décision de plus de 100 pages rendue à la mi-août.

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Le siège de la Cour suprême, à New Delhi

Ils ont donné deux délais à l’avocat pour lui permettre de présenter des excuses complètes, mais le principal intéressé persiste et signe, arguant qu’il ne saurait être puni pour avoir exprimé des préoccupations légitimes en usant de la liberté d’expression permise par la loi.

Plusieurs associations locales se sont portées à sa défense, arguant qu’une peine d’emprisonnement enverrait un signal inquiétant aux acteurs du milieu judiciaire.

Pas seul

D'autres voix critiques se sont fait entendre au cours des derniers mois relativement à la Cour suprême, l’accusant de se montrer trop conciliante avec l'ordre du jour du BJP.

Un juge de haut niveau récemment retraité, Ajit Prakash Shah, a déclaré il y a quelques semaines dans un discours public que le plus haut tribunal du pays semblait vouloir « abdiquer » son rôle de contre-pouvoir dans certains dossiers sensibles comme celui du Cachemire, placé en tutelle par le gouvernement.

Cette réticence, combinée à la suspension des activités du Parlement sur fond de crise sanitaire, favorise un glissement de l’Inde vers une forme « d’autocratie élue », a-t-il dénoncé.

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La Cour suprême de l'Inde a autorisé en 2019 la construction d'un temple à Ayodhya, là où une mosquée de 460 ans a été détruite en 1992 par des extrémistes hindous. Le premier ministre y a placé la première pierre il y a trois semaines.

Narendra Subramanian, spécialiste de l’Inde rattaché à l’Université McGill, ne s’étonne pas que l’avocat, issu d’une famille de juristes respectés, croise le fer avec la Cour suprême, parce qu’il n’a jamais craint de s’en prendre aux autorités par le passé pour défendre les droits de la personne.

L’analyste note que le plus haut tribunal semble effectivement se montrer plus complaisant envers le BJP, en particulier depuis la réélection du parti à la tête du pays en 2019.

Il relève notamment que les magistrats de la Cour suprême ont refusé de désavouer une loi controversée sur la citoyenneté qui stigmatise les musulmans ainsi que le changement de statut du Cachemire.

« Il y aura beaucoup de protestations parmi les avocats et les partis de l’opposition si une peine de prison est imposée » à Prashant Bhushan, dit M. Subramanian.