Un agent de voyage, une femme d’affaires, un linguiste. Tous trois sont des Ouïghours, cette minorité musulmane durement persécutée en Chine. Et tous trois ont survécu à l’enfer des centres de détention dont l’existence a été confirmée cette semaine grâce à une fuite de documents internes détaillant le fonctionnement de ce que Pékin décrit comme des « centres de formation ». Abduweli Ayup, Gulbahar Jelilova et Omerbek Ali sont passés par ces centres, où au moins un million de leurs compatriotes sont toujours incarcérés. Ils ont connu la faim, la torture et la peur. Ils font partie des rares ex-prisonniers ayant le courage de témoigner publiquement de leur expérience. Voici leurs histoires.

Abduweli Ayup : « C’était comme dans 1984 »

Abduweli Ayup a subi un viol le jour même de son arrestation, le 19 août 2013, à Kachgar, sa ville natale du Xinjiang, la région autonome ouïghoure de la Chine.

Quand il évoque cette agression, six ans plus tard, sa voix s’étrangle. Pendant notre entrevue téléphonique, il prend d’ailleurs soin de sortir de sa maison de Bergen, en Norvège, où il vit aujourd’hui, pour que ses enfants n’entendent pas son récit.

PHOTO FOURNIE PAR ABDUWELI AYUP

Abduweli Ayup

Les agents de la sécurité d’État se sont donc présentés à son école de langues, en ce jour d’été, pour l’arrêter avec trois de ses collègues. Accusation : séparatisme ouïghour.

Récemment rentré d’un voyage d’études aux États-Unis, Abduweli Ayup venait de mettre sur pied une école trilingue où les enfants pouvaient apprendre l’anglais, le mandarin et la langue ouïghoure.

« Le gouvernement a conclu que j’étais un séparatiste parce que j’enseignais l’ouïghour », pense l’homme de 45 ans qui a longtemps refusé d’admettre son « crime », malgré la brutalité de ses interrogateurs.

En plus d’une agression sexuelle, Abduweli Ayup a été battu et électrocuté sur la « chaise du tigre », un outil de torture largement utilisé en Chine. Il s’agit d’un siège métallique permettant d’immobiliser les pieds et les mains du détenu, qui est soumis à divers supplices, dont des séances d’électrocution.

Abduweli Ayup a tenu le coup pendant deux mois. Il a persisté à clamer son innocence. Le 21 mars 2015, il apprend qu’il est finalement poursuivi pour un crime de nature économique. Lors d’un procès bidon où on lui fait miroiter la liberté s’il plaide coupable, il accepte de signer une confession. Il écopera de 18 mois, finira par être libéré au bout de 15.

Pendant sa période d’incarcération, Abduweli Ayup a été détenu dans différentes prisons, d’abord à Kachgar, puis à Urumqi, la capitale du Xinjiang.

Il a subi une batterie de tests biométriques (reconnaissance faciale, échantillon d’ADN, empreintes digitales). « Ils ont même pris les empreintes de mes orteils », se souvient l’intellectuel ouïghour.

Détenu dans des prisons surpeuplées et des cellules qui débordaient, Abduweli Ayup se souvient bien du menu offert aux détenus : soupe au poulet le matin, soupe au chou le midi, soupe au poulet le soir. Parfois, une coquerelle flottait dans le bouillon… S’il répondait en ouïghour à un garde qui s’adressait à lui dans cette langue, il avait droit à une punition. Un coup de bâton électrique, par exemple.

Et puis, trois fois par jour, matin, midi et soir, Abduweli Ayup devait prononcer publiquement son acte de contrition, comme tous ses codétenus.

Je devais répéter : “Je suis un criminel, je suis un séparatiste, je suis ici car la société m’a donné une chance de me repentir.”

Abduweli Ayup

Une fois libéré, Abduweli Ayup ne se sentait plus en sécurité à Kachgar. Il a fini par prendre la route de l’exil, où il a fait le choix de témoigner sur son passage dans la machine de répression chinoise, malgré le risque que cela peut représenter pour lui et ses proches.

Mardi dernier, peu avant notre entrevue, il a d’ailleurs appris que six proches parents de sa femme venaient d’être arrêtés à Kachgar…

« Oui, plusieurs de mes proches ont été arrêtés, et j’ai mis la famille de ma femme et ma famille élargie en danger », reconnaît-il.

« Mais quelqu’un doit le faire, quelqu’un doit témoigner du nettoyage ethnique qui a lieu là-bas. »

Abduweli Ayup a choisi de jouer ce rôle-là. En toute connaissance de cause.

Gulbahar Jelilova : « J’ai passé 13 mois avec des chaînes aux pieds »

Des femmes qui accouchent en prison et qui pleurent toutes les larmes de leur corps après s’être fait enlever leur nouveau-né. D’autres qui sont violées, ou se sont fait arracher les ongles. Des détenues qui n’en peuvent plus au point de chercher des manières de mettre fin à leurs jours. D’autres, enfin, qui perdent la raison, et enduisent leur corps de leurs excréments.

PHOTO FOURNIE PAR GULBAHAR JELILOVA

Gulbahar Jelilova à son arrivée à l’aéroport d’Istanbul

Femme d’affaires dans la cinquantaine qui faisait le commerce de bijoux et de vêtements d’enfants entre son pays, le Kazakhstan, et la Chine, Gulbahar Jelilova en a vu de toutes les couleurs dans le système carcéral chinois, où elle a atterri au printemps 2017.

Quand elle a été arrêtée, le 22 mai 2017, cette Ouïghoure kazakhe séjournait dans un hôtel d’Urumqi, où elle était venue pour affaires.

Après avoir passé au crible son téléphone cellulaire, ses geôliers l’ont attachée sur une « chaise du tigre » et l’ont bombardée de questions. Voyagez-vous souvent en Turquie ? Faites-vous vos prières ? Est-ce que vos enfants font leurs prières ?

Des heures d’interrogatoires et de tests biométriques plus tard, Gulbahar Jelilova persistait à refuser de signer des documents en chinois, une langue qu’elle ne lit pas. Quand elle a vu la cellule où on l’a envoyée par la suite, elle a hurlé. « J’avais peur, et j’étais innocente ! »

Dans cette pièce bondée où s’entassaient 40 détenues, les femmes dormaient à tour de rôle, plusieurs à même le béton.

« J’ai passé 13 mois avec des chaînes aux pieds », se souvient-elle, quand nous la joignons en Turquie, où elle vit aujourd’hui.

Elle refusait toujours de signer des documents qu’elle ne comprenait pas. Même si ses geôliers la menaçaient de l’envoyer en « rééducation ».

À un moment, les autorités carcérales lui ont remis une pièce d’identité chinoise. Elle a compris par la suite que c’était pour la faire « disparaître » du système d’internement chinois. Pour que ses proches, qui n’avaient aucune idée de l’endroit où elle avait disparu, ne puissent pas la retrouver.

Les conditions de détention étaient terribles, raconte-t-elle.

Nous avions toutes la gale, il n’y avait aucune ventilation, et nous n’avions pas accès à des toilettes, seulement à un seau, l’odeur de la cellule était épouvantable.

Gulbahar Jelilova

Deux fois par semaine, les détenues se faisaient administrer des médicaments non identifiés. Une fois par semaine, elles devaient tendre le bras à un médecin pour recevoir une injection de nature inconnue.

Pendant de longs mois, ses enfants se sont démenés pour la faire libérer. Mais elle n’avait aucun contact avec eux.

Rétrospectivement, Gulbahar Jelilova croit que ces efforts ont porté leurs fruits. Elle a fini par accepter de signer un document où elle reconnaissait avoir fait un versement illégal à quelqu’un qu’elle ne connaissait même pas. « Je crois qu’ils voulaient trouver une justification à ma détention », analyse-t-elle.

Avant de la remettre en liberté, les geôliers de Gulbahar Jelilova lui ont interdit de raconter ce qu’elle venait de subir en prison, sous peine de se faire assassiner. Elle a choisi de défier cette menace, pour les femmes qu’elle a vues souffrir en prison, à ses côtés.

Omerbek Ali : « L’électrocution, c’est ce qui est le moins dur »

Quand il a retrouvé la liberté, Omerbek Ali ne pesait plus que la moitié de son poids. En 7 mois et 10 jours de détention, il était passé de 120 à 60 kilos. « Je ressemblais à un prisonnier de camp nazi », dit ce camionneur ouïghour qui tenait une agence de voyages au Kazakhstan avant son arrestation.

Il a été arrêté le 27 mars 2017 à Turpan, dans la région du Xinjiang, alors qu’il rendait visite à ses parents. Il a subi le traitement habituel infligé aux prisonniers ouïghours : mesures biométriques, « chaise du tigre », coups, privation de sommeil, électrocution.

PHOTO FOURNIE PAR OMERBEK ALI

Omerbek Ali et sa famille

Cette pratique n’est pas la pire, souligne-t-il, avant d’énumérer les types de tortures chinoises qu’il a classées en cinq catégories. Rester debout pendant 24 heures sans boire ni manger. Confinement solitaire. Rester nu, dehors, en plein hiver. Ou la variante estivale : rester pieds nus sur du béton brûlant. Être immergé dans un baril avec de l’eau jusqu’au nez. Et enfin, la fameuse « chaise du tigre ».

Omerbek Ali a perdu deux amis en prison, ils sont morts à bout de souffrances, après des séances de torture. C’est pour eux qu’il veut témoigner de l’horreur de ce qu’il décrit comme des camps de concentration chinois. « Je vois ça comme une mission », confie-t-il lorsque nous le joignons à Amsterdam, où il a fait une demande d’asile.

Mission qui n’est pas sans danger. Car depuis qu’Omerbek Ali a commencé à dénoncer la machine de répression de Pékin, son père a été arrêté et envoyé dans un camp de détention. Il n’a pas survécu à l’expérience.