Quatre personnes abattues de sang-froid et une autre blessée dans une attaque multiple au fusil à pompe… L’Australie, reconnue comme la championne mondiale du contrôle des armes à feu, vient d’assister à la deuxième tuerie de masse en un an sur son territoire. Le modèle australien aurait-il atteint ses limites ? La Presse en a discuté avec deux experts.

Longue traque

Un homme de 45 ans a été arrêté hier soir en Australie après avoir tué quatre personnes dans une course folle dans Darwin, ville côtière du nord du pays. Des témoins ont raconté au réseau local ABC l’avoir vu entrer dans un motel de banlieue et « tirer dans plusieurs chambres » avec un fusil à pompe. Il est ensuite monté à bord d’un véhicule utilitaire sport. Une traque impliquant une centaine de policiers s’est étirée sur une heure, le tireur laissant quatre victimes et une personne blessée dans son sillon, ponctué de quatre scènes de crime. Au moment de publier, hier soir, les autorités n’avaient pas encore d’informations sur les motifs du suspect. Il était toutefois connu des policiers — il portait un bracelet électronique d’identification depuis sa sortie de prison, en janvier dernier. Il s’est finalement rendu aux autorités, qui ont d’emblée écarté la thèse terroriste.

Traumatisme

Les plus cyniques verraient là une scène tristement banale aux États-Unis. Mais, en Australie, les tueries par arme à feu sont exceptionnelles, tout particulièrement depuis les modifications législatives apportées par le pays dans la foulée du massacre de Port Arthur, en 1996 : 35 personnes étaient alors tombées sous les balles du tueur Martin Bryant. Sous le choc, l’Australie avait alors radicalement changé sa législation sur les armes à feu : ainsi, les armes automatiques et semi-automatiques avaient été bannies, un nouveau système de permis et un registre national avaient été mis en place, et l’État avait racheté quelque 600 000 armes à leur propriétaire civil, avant de les détruire. Les changements avaient été apportés en quelques mois à peine, rappelait en 2015 le magazine américain The Atlantic dans un long article consacré à la question.

En chute, puis en hausse

Les effets de cette nouvelle législation ont été spectaculaires : aucune tuerie de masse n’a eu lieu de 1996 à 2018 en Australie, si l’on se fie au critère pris en compte par les autorités locales — cinq morts et plus, sans compter l’assaillant. En outre, de 1995 à 2006, les meurtres par balle ont chuté de 59 %, selon The Atlantic. Ces données ont toutefois monté au cours de la dernière décennie. L’Australie a par ailleurs connu en mai 2018 sa plus violente tuerie par arme à feu depuis Port Arthur, quand un homme a exécuté sa femme ainsi que leur fille et ses quatre petits-enfants avant de se donner la mort, à Osmington. Le massacre de Darwin est donc la deuxième attaque majeure à l’arme à feu survenue dans le pays en un an, et la troisième depuis le drame de la famille Hunt, en 2014. Un homme avait alors abattu sa femme et leurs trois enfants, avant de retourner l’arme contre lui.

L’arme en cause

Est-ce à dire que le modèle australien a atteint ses limites ? Aucunement, estime Irvin Waller, professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa. « Ce qui est arrivé [à Darwin] ne change rien à la réussite de ce pays » en matière de contrôle des armes à feu, insiste l’expert. Le détail qui le convainc : l’arme utilisée par le tireur de Darwin, un fusil à pompe, est un fusil de chasse, comme c’était le cas à Osmington l’an dernier. « Ce sont évidemment des armes qui peuvent faire des dommages, mais c’est difficile de tuer plusieurs personnes à la fois », poursuit M. Waller, donnant en contre-exemple la tuerie de Las Vegas, en 2017. Le tireur s’était constitué un arsenal d’armes semi-automatiques modifiées avant d’abattre 58 personnes. « En Australie, c’est quasiment impossible de mettre la main sur une arme comme ça », assure M. Waller.

Sécurité relative

Il importe toutefois de relativiser le sentiment de sécurité qu’inspire cette restriction des armes à feu, souligne quant à lui Philippe Bensimon, criminologue et ex-employé du ministère canadien de la Sécurité publique. Dans un article qu’il a écrit l’an dernier, il notait que l’Australie, « souvent citée en exemple pour ses lois restrictives », avait vu son nombre de meurtres passer de 416 en 2015 à 452 l’année suivante. « Une personne qui veut tuer va utiliser autre chose qu’une arme à feu », a-t-il précisé en entrevue avec La Presse hier. En outre, il signale qu’aux États-Unis, où le droit de posséder une arme à feu est enchâssé dans la Constitution, certains des États les plus restrictifs possèdent les taux d’homicide parmi les plus élevés.

« Éviter les massacres »

M. Bensimon appelle également à la prudence quand vient le temps de comparer les législations. « L’Australie est l’une des régions les moins densément peuplées de la planète, on ne peut pas faire de comparatif avec les États-Unis », dit-il. Selon son collègue Irvin Waller, le Canada pourrait toutefois imiter l’Australie en éliminant par exemple les droits acquis chez les propriétaires de certaines armes à usage restreint. Mais, dans tous les cas, la vaste frontière avec les États-Unis est forcément propice au trafic d’armes, alors que l’Australie est une île. N’empêche, il réitère que le modèle australien est très sensé pour « éviter les massacres ». Ce qui ne veut bien sûr pas dire qu’ils ne surviendront jamais.