Un raid policier qui s’est soldé par la mort d’une fillette d’à peine 3 ans a ravivé les inquiétudes au sujet de la « guerre contre la drogue » que mène depuis trois ans le président des Philippines, Rodrigo Duterte. Le point sur la situation.

Myka Ulpina

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Les funérailles de Myka Ulpina ont été célébrées hier.

Le 30 juin, une opération de police visant deux suspects liés au trafic de la drogue a connu une issue tragique à Rodriguez, près de Manille. Une vingtaine de policiers qui participaient au raid avaient pour cibles Renato Dolorfina et un autre homme. La fillette du premier suspect, la petite Myka Ulpina, a été atteinte d’une balle à la tête alors que son père était abattu par les policiers. Un agent de police a aussi perdu la vie pendant l’opération. Après l’évènement, les policiers ont affirmé que M. Dolorfina avait utilisé l’enfant comme bouclier humain. La mère de l’enfant a nié cette version, affirmant que toute sa famille était endormie quand les policiers lourdement armés ont fait irruption chez eux. Le gouvernement affirme qu’une enquête a été ouverte et que 20 policiers ont été suspendus jusqu’à nouvel ordre.

Colère contre le président

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Rodrigo Duterte, président des Philippines

L’annonce de la mort de la fillette a soulevé une vague de colère parmi les militants des droits de la personne, qui estiment que des violations graves des droits de la personne, des exécutions arbitraires, voire des crimes contre l’humanité ont été commis depuis que le président des Philippines, Rodrigo Duterte, a lancé sa « guerre contre la drogue », en juin 2016. « Les mineurs pris entre deux feux dans la guerre contre la drogue ne sont pas des dommages collatéraux. Ce sont des victimes », a dit, hier, la porte-parole de la Commission des droits de l’homme des Philippines, Ann de Guia. « [Myka] aurait eu 4 ans en juillet, mais sa vie a été coupée court par ceux qui ont promis de la protéger », a dénoncé Mme Guia.

Plus de 100 enfants tués

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En août 2017, des manifestations ont été organisées après le meurtre de Kian delos Santos, 17 ans.

En tout, plus de 100 enfants ont perdu la vie depuis le début de la guerre contre la drogue. Parmi eux, la petite Danica Mary Garcia, 5 ans, est morte en août 2016, alors que le petit Skyler Abatayo, 4 ans, a été tué par une balle perdue, en juillet 2018. C’est cependant le cas de Kian delos Santos, 17 ans, qui a le plus retenu l’attention. Une vidéo de surveillance a prouvé que le jeune homme avait été arrêté par des policiers en août 2017 avant d’être retrouvé mort dans une porcherie. Trois policiers ont été trouvés coupables de meurtre. C’est la seule fois, depuis le début de la campagne antidrogue du président Duterte, que des représentants de l’État ont été punis, et ce, malgré la vague de violence qui balaie le pays.

De 6600 à 27 000 morts

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Une mère pleure sur le cadavre de son garçon, un présumé consommateur de drogue, en octobre 2017.

Les autorités philippines reconnaissent qu’au moins 6600 personnes ont été tuées en trois ans dans le cadre de la « guerre » du président Duterte. Les organisations de défense de droits de la personne affirment que le bilan frôle plutôt les 27 0000 morts. Lorsqu’il a été élu président, M. Duterte, qui avait déjà entamé une violente campagne contre les trafiquants et les consommateurs de drogue alors qu’il était maire de Davao, a dit haut et fort qu’il allait exécuter « des dizaines de milliers de criminels ». Il a promis de quitter le pouvoir « avec la même réputation qu’Idi Amin Dada », dictateur ougandais à qui est attribuée la mort de 300 000 personnes.

Le sénateur contesté

PHOTO NOËL CELIS, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Ronald dela Rosa, ancien chef de police devenu sénateur

Le président Duterte n’est pas le seul à faire l’apologie de la vague de morts liée à la « guerre contre la drogue ». L’ancien chef de police qui a été à la tête des opérations antidrogues avant d’être élu sénateur en mai, Ronald dela Rosa, a soulevé l’ire, hier, en commentant la mort de la petite Myka. « Nous vivons dans un monde imparfait. Est-ce qu’un policier veut abattre un enfant ? Jamais, il en a lui-même ! Mais parfois, pendant une opération, les choses dégénèrent [shit happens] », a dit le sénateur. Des politiciens de l’opposition et des avocats ont immédiatement décrié ses propos et la banalisation de la mort de l’enfant.

Les orphelins de la guerre

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La petite Jimji, 6 ans, pleure la perte de son père entourée d’autres membres de sa famille.  

Dans un rapport publié à la fin de juin, l’organisation Human Rights Watch (HRW) affirme que la « guerre » du président Duterte fait des ravages dans le pays bien au-delà du bilan des morts. Selon l’organisme international, des milliers d’enfants – orphelins ou blessés – subissent d’importants traumatismes ou sont réduits à vivre dans la rue, en gagnant leur vie grâce à de petits travaux. Certains, affirme l’organisation, sont maintenus en détention dans des cages. « Depuis trois ans, ça n’arrête pas, et nous commençons à voir les répercussions à plus long terme, notamment sur les enfants, qu’on ne voyait pas, il y a trois ans. Aussi, la violence s’étend de plus en plus à l’extérieur de la capitale, mais elle est moins couverte par les médias et est donc moins visible », a dit à La Presse, hier, Carlos Conde, chercheur de HRW qui a signé le rapport sur les victimes mineures de la « guerre contre la drogue ».

Une résolution aux Nations unies

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La police affirme que deux sachets de drogue ont été trouvés dans les poches de cet homme, abattu en août 2017 par des agents. 

À la lumière des évènements récents, HRW espère que le Conseil des droits de l’homme, qui siège actuellement à Genève, adoptera une résolution mise de l’avant par l’Islande et demandant au bureau du Haut-Commissaire aux droits de l’homme d’enquêter sur les Philippines. « Pour nous, ce serait un premier pas dans la bonne direction. L’an prochain, le Conseil pourrait en faire plus avec un rapport en mains », dit Carlos Conde de HRW. « Nous voulons mettre fin à cette guerre contre la drogue et à cette tuerie insensée. » Il semble que le président des Philippines a une autre idée en tête. Ce dernier promet plutôt de mettre les bouchées doubles pour mener à bien sa « mission ». Il se dit même prêt à faire de la prison. « Je n’ai pas peur des préoccupations relatives aux droits de la personne. Je ne permettrai pas que mon pays parte en vrille », a dit M. Duterte.

— Avec Libération, Reuters et Rappler