Le mouvement de protestation qui frappe la Colombie depuis plus d’un mois et paralyse des pans importants du pays se poursuit de plus belle malgré les pourparlers orchestrés par le gouvernement, accusé de préférer la manière forte à la recherche de solutions aux doléances de la population.

Le Comité national de grève, qui représente des groupes disparates incluant les syndicats, les étudiants et les autochtones, a déploré mardi l’impasse alors que le représentant du président conservateur Iván Duque insistait sur la nécessité de lever les barrages présents dans plusieurs régions pour pouvoir aller de l’avant.

Plusieurs demeurent en place dans le sud-ouest du pays, une zone stratégique où se trouve le port commercial de Buenaventura, plus important du pays, suscitant des pénuries de nourriture et de carburants qui alimentent les tensions.

« Il y a des demandes importantes sur la table sur le plan social, et je doute que le gouvernement sera capable d’y répondre », relève Ángel Tuirán Sarmiento, professeur de science politique de l’Université du Nord, dans la ville de Barranquilla.

Le mouvement, dit-il, fait écho à des protestations antérieures visant notamment à dénoncer les inégalités économiques qui avaient été interrompues par la pandémie de COVID-19 et l’imposition de mesures de confinement sévères.

Cali, troisième ville en importance du pays, est devenu l’épicentre du mouvement actuel, qui a fait près de 60 morts, plus de 2000 blessés et une centaine de disparus, selon les organisations de défense des droits de la personne.

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Des Colombiens manifestaient mercredi dans la bonne humeur malgré l’omniprésence de l’armée à Cali.

À l’issue d’une journée de confrontation, plus de 10 personnes ont été tuées vendredi dans l’agglomération de 2,2 millions de personnes, poussant le président Duque à annoncer le déploiement d’urgence d’un millier de militaires.

Le gouvernement, répondant aux critiques de la communauté internationale, a parallèlement accepté, après moult hésitations, que la Commission interaméricaine des droits de l’homme effectue « une visite de travail » dans une semaine pour observer la situation sur le terrain.

Les Nations unies, les États-Unis et l’Union européenne ont critiqué récemment l’action du gouvernement, qui a mis le feu aux poudres en avril en cherchant à introduire une réforme fiscale devant entraîner notamment une augmentation de la taxe de vente.

L’initiative, rapidement retirée en vain, est survenue alors que nombre de Colombiens ont été frappés de plein fouet économiquement par la pandémie de COVID-19, qui continue de faire des ravages dans le pays.

Dans une récente analyse, Sandra Borda, professeure à l’Université des Andes, à Bogotá, souligne que 42,5 % de la population vivait dans la pauvreté en 2020, un chiffre en hausse de près de sept points de pourcentage par rapport à 2019. Plus de 20 millions de personnes survivent aujourd’hui avec moins de 110 $ par mois.

Mme Borda explique que la situation est particulièrement difficile pour les jeunes, qui doivent composer avec un taux de chômage de près de 25 %, lui aussi en forte hausse, et une baisse d’accessibilité aux études supérieures, sujet qui avait déjà suscité des protestations en 2019 après l’élection de M. Duque.

Nombre de Colombiens, écrit-elle, n’ont plus confiance dans les institutions du pays et ne voient d’autre solution, pour faire entendre leurs griefs, que de prendre la rue, à leurs risques et périls.

« Les jeunes ont notamment trouvé dans le mouvement une façon de s’exprimer, de demander un futur », relève M. Tuirán.

Gimena Sánchez-Garzoli, experte de la Colombie rattachée à l’institut de recherche Washington Office for Latin America, soulignait dans une récente émission balado que le mouvement de protestation est très diversifié.

Hors des grands centres urbains, il repose notamment sur des communautés autochtones qui réclament avec impatience l’application des réformes agraires promises dans le cadre des accords de paix conclus en 2016 avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

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Iván Duque, président de la Colombie

Iván Duque, qui avait fait campagne contre des dispositions controversées visant à faciliter la réintroduction en société des combattants marxistes, n’a guère fait avancer le projet de réforme agraire contenu dans les accords qui prévoyait la distribution de terres à de nombreux paysans, note M. Tuirán.

Le gouvernement a freiné par ailleurs le programme d’aide prévu pour inciter les petits producteurs à délaisser la culture de coca chère aux narcotrafiquants, en plus d’annoncer récemment son intention de reprendre des opérations d’épandage controversées au glyphosate pour détruire les plants, alimentant la colère.

« La situation a créé beaucoup de frustration parce que les attentes étaient grandes », souligne le chercheur de l’Université du Nord, qui s’attend à ce que les troubles frappant le pays perdurent, sous une forme ou une autre, jusqu’à la tenue de l’élection présidentielle prévue en 2022.

Les doléances de la population, exacerbées par la pandémie, se sont accumulées jusqu’à pousser le pays à « un point de cassure », relève Mme Sánchez-Garzoli, qui doute aussi de la capacité du président Duque à négocier une solution à un conflit complexe ayant des composantes à la fois « locale, régionale et nationale ».

« Le gouvernement doit montrer de l’empathie, de l’humanité et reconnaître sa responsabilité dans les abus qui sont survenus » plutôt que de recourir « à la force brute », plaide-t-elle.