(Cali) Pauvreté, racisme, narco-trafic, méfiance envers le gouvernement, recrudescence de la violence depuis l’accord de paix de 2016… tous les maux d’une Colombie en crise se concentrent à Cali, cœur de la colère populaire qui explose depuis le 28 avril.

Cali est un « cocktail de composants racistes, aggravés par l’irritation et la lassitude envers le gouvernement ; de composants classistes exacerbés par une rhétorique politique » qui « a réprimé (la protestation) comme s’il s’agissait de subversion », a déclaré à l’AFP Delfin Grueso, professeur de l’université du Valle.

Proche du littoral Pacifique, la troisième ville de Colombie compte une population majoritairement afro, à 52 % de ses 2,5 millions d’habitants, un chômage à plus de 18 % et une pauvreté dépassant les 36 %, selon les statistiques officielles.

Voici un portrait du chef-lieu du Valle del Cauca (sud-ouest), connu comme la capitale de la salsa, et fief dans les années 1990 d’un cartel opposé à celui de Pablo Escobar pour le trafic de cocaïne, mais qui est aujourd’hui le théâtre de manifestations, barricades et affrontements.  

Abus policiers

La police, qui en Colombie relève du ministère de la Défense, est formée à la lutte contre les narco-trafiquants et les guérillas. Elle a réprimé les manifestations de manière « barbare », selon Maria del Pilar Castillo, experte de la même université.  

« C’est une répression qui s’amplifie la nuit […] appuyée par des hélicoptères, des civils armés ou des policiers en civil », explique-t-elle.

PHOTO LUIS ROBAYO, AFP

Selon l’ONG locale Temblores, les violences ont fait 35 morts à Cali, dont 14 aux mains des forces de l’ordre, en deux semaines de manifestations. Des vidéos sur les réseaux sociaux montrent des civils tirant des coups de feu. Les autorités n’ont pas fait état de policiers tués dans cette ville.

« Si la police voit des individus s’opposant à ses ennemis, en l’occurrence les manifestants, cela n’a pas de sens de s’en prendre à eux. C’est une logique de guerre », ajoute Mme Castillo.

Racisme

Cali est proche du département du Cauca, où les indigènes sont fortement organisés et se sont joints à la mobilisation sociale. Le week-end dernier, ils ont été la cible d’une fusillade et douze ont été blessés.

« Cali est une ville raciste. Cela ne se voyait pas en raison de la ségrégation », ajoute cette professeure.  

Indigènes, noirs, pauvres et riches, chacun avait sa place, mais avec la mobilisation ils se sont mêlés.

Sur les réseaux sociaux a circulé un appel au « mouvement blanc », de personnes vêtues de blanc, surgissant dans des 4x4 de luxe de même couleur, contre les barrages des manifestants.

« Ce sont des métis, mais ils se croient blancs en se différenciant des afro-descendants et des indigènes », souligne l’experte.

Pour Juan Manuel Torres, de la fondation Paix et réconciliation, il s’agit d’« élites narco-trafiquantes » qui veulent « faire justice ».

« Ils ont les armes, l’argent, les véhicules blindés, les gardes du corps et les hommes de main et forment des escadrons pour assassiner des manifestants », déplore-t-il.

La paix en suspens

Quand l’accord de paix avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a été signé en 2016, les autorités locales ont baptisé Cali « capitale du post-conflit ».  

Durant des décennies, elle a accueilli les déplacés par la violence et la misère, qui se sont installés « dans les quartiers marginaux de la ville, sans accès au travail, ni aux études », précise M. Grueso.

Mais le désarmement de la plus puissante rébellion du continent n’a pas permis de tourner la page de la guerre.

La région du Pacifique concentre la majeure partie des plantations de coca (57 897 ha), matière première de la cocaïne, et s’est retrouvée sous le feu croisé de groupes armés, qui génèrent une nouvelle vague de violence avec des massacres, des assassinats et des déplacements.

Des dissidents de l’ex-guérilla marxiste, qui ont rejeté l’accord de paix, des rebelles de l’Armée de libération nationale (ELN) et des gangs issus des anciennes milices paramilitaires d’extrême droite s’y disputent le contrôle du narco-trafic, de l’extraction minière illégale et du racket.

Attaché à une rhétorique de stigmatisation des mouvements sociaux, le gouvernement de droite assure que les manifestations sont infiltrées et dénonce un vandalisme organisé.

Privée de fête

Une jeunesse contrainte au confinement, dépréciée par les institutions et connectée aux réseaux sociaux y mène la mobilisation.

La pandémie a précipité « une bonne partie de la classe moyenne dans la pauvreté et une bonne partie des pauvres dans la misère », ajoute M. Grueso.  

Un facteur culturel a mis le feu aux poudres : la COVID-19 a bâillonné la salsa, enfermé les jeunes. Depuis « la psyché collective est anormale », selon le maire Jorge Ivan Ospina.