Tous les jours depuis plus de deux semaines, des centaines de milliers de Colombiens descendent dans les rues du pays pour s’opposer aux politiques du président conservateur Iván Duque. La riposte du gouvernement est sanglante. On compte plus de 40 morts, 1500 blessés et une centaine de disparus.

(Medellín ) Sur la place de Los Deseos (place « des Désirs ») rebaptisée place de la Résistance, les manifestants se taisent, écoutent avec émotion une symphonie de musique classique. Les notes imposent le silence, le respect pour ces musiciens venus nombreux.

Violons, violoncelles, flûte traversière, cuivres et percussions, ils sont tous là pour apporter leur soutien à la mobilisation du mercredi 12 mai, à la suite d’un appel à la grève nationale lancé par le Paro Nacional, le principal collectif de la mobilisation sociale en Colombie.

« C’est un hommage aux nombreuses victimes des répressions policières », s’émeut Marina Guzman, serrant contre sa poitrine son violon et son archet. « On veut aussi montrer au gouvernement qu’on manifeste pacifiquement, et quoi de mieux que la musique pour apaiser les esprits. »


Un peu plus loin, des personnes s’allongent sur le sol, d’autres démarquent leurs corps avec de la terre, comme sur une scène de crime. Une performance artistique qui vient dénoncer les nombreux morts des derniers jours.

Une réforme fiscale à l’origine du soulèvement populaire

Depuis plus de deux semaines, les Colombiens manifestent aux quatre coins du pays. Seize jours de violences et de répression.

Selon le Défenseur du peuple, entité publique de protection des droits de la personne, il y aurait au moins 42 morts, dont un membre des forces de l’ordre. Les villes, comme la capitale Bogotá ou Cali, située dans le sud du pays, sont les plus mobilisées contre le gouvernement conservateur du président Iván Duque, au pouvoir depuis le 7 août 2018.

À l’origine de l’embrasement, une réforme fiscale jugée injuste par les classes moyennes et les classes pauvres alors que la crise économique, conséquence de la pandémie, frappe de plein fouet les Colombiens.

PHOTO JUAN BARRETO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants à la place Bolívar, au cœur de Bogotá

Ils ont obtenu son retrait la semaine dernière, mais la colère ne retombe pas. Les revendications se sont élargies. Les manifestants réclament désormais plus de justice, des aides sociales, le respect des accords de paix passés en 2016 avec la guérilla des Forces armées révolutionnaires (FARC), une éducation gratuite, ainsi qu’un système de santé ouvert à tous.

« La Colombie est l’un des pays les plus inégalitaires en Amérique latine même si ces inégalités s’étaient un peu réduites ces dernières années », explique Frédéric Massé, politologue installé en Colombie depuis 23 ans.

« Avec la crise actuelle, la brèche sociale s’est toutefois accentuée », ajoute-t-il.

Plusieurs crises se superposent et s’alimentent les unes les autres : crise sanitaire, crise économique, sociale et crise politique avec une forte opposition au président Duque à un an des élections présidentielles.

Frédéric Massé, politologue installé en Colombie

En réponse aux mobilisations, le gouvernement envoie la police, l’armée et l’ESMAD (Escadrons mobiles antiémeutes), des agents ultra-violents. Des tirs à balles réelles, des coups de poing et de matraque dans les foules, des accusations de viols et des arrestations arbitraires ; sur les réseaux sociaux, des milliers de vidéos montrent une violence policière qui semble à son paroxysme.

Amnistie internationale, Human Rights Watch, l’ONU ou encore Reporters sans frontières dénoncent de graves atteintes aux droits de la personne. « Les forces de sécurité colombiennes n’ont pas d’expérience dans le maintien de l’ordre. Après plus de 40 ans de conflit, maintenir l’ordre sans recourir à l’usage d’armes létales est un véritable défi », souligne le politologue.

Les jeunes au front

Dans les rues, la jeunesse est en première ligne. Mercredi dernier, des groupes de jeunes cagoulés portant des masques de plongée pour se protéger les yeux ou des masques à gaz se préparaient en scandant un chant bien à eux.

« Ils se donnent du courage ! Ce sont justement les premières lignes : ceux qui nous protègent des violences policières. Ils marchent devant et sont très bien organisés quand les autorités donnent l’assaut », explique Denix Gallego Ortiz, étudiante, qui suit leur mouvement avec sa caméra au cas où il y aurait une bavure policière.

Dans le cortège, de nombreux artistes, des professeurs ou des soignants jouent des performances artistiques pour appuyer leur propos. L’ambiance est festive. Alors que le pays est en pleine troisième vague de COVID-19 et compte 79 261 morts, les Colombiens manifestent leur fatigue. Les mesures de confinement prises par les autorités au mois d’avril pour enrayer la propagation du coronavirus ont accentué l’embrasement social.

PHOTO NATHALIA ANGARITA, ARCHIVES REUTERS

Des manifestants à Bogotá, le 12 mai dernier

« Nous crions un SOS Colombie, un cri du cœur, un cri d’alarme, car le peuple est au bord de l’asphyxie ! On n’en peut plus de ce gouvernement qui ferme les yeux sur notre quotidien et notre avenir », rugit Laura Alvarez Castillo, drapeau colombien à la main. Cette jeune mère de 23 ans aux longs cheveux rouges se dit déterminée à manifester tous les jours. Diplôme de coiffeuse en poche depuis deux ans, elle cherche désespérément du travail.

Dans un pays où l’aide de l’État est quasi inexistante, la crise sanitaire a augmenté le taux de pauvreté de plus de 40 %, 7 millions de personnes sont en situation de « pauvreté absolue » pour près de 50 millions d’habitants. Le chômage a atteint 17 %, contre 10 % en 2019, selon le Fonds monétaire international et la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes.

Déjà en 2019 et 2020, la Colombie a vécu des mouvements sociaux importants, mais elle est en train de vivre une mobilisation historique par sa durée. Le président, Iván Duque, a rencontré mercredi des représentants des étudiants. Il a promis pour les plus modestes la gratuité des droits d’inscription à l’entrée dans les universités publiques. Mais les manifestants n’ont pas l’intention de s’arrêter là.