(Rio de Janeiro) La tension est vive au Brésil. C’est vrai en Amazonie, mais aussi à Rio de Janeiro. La « ville merveilleuse » est happée par une vague de violence sans précédent. Le problème, c’est que les remèdes préconisés par le président Jair Bolsonaro jettent de l’huile sur le feu. Surtout quand les victimes collatérales ont 8 ans et portent un costume de Wonder Woman.

Grandir et mourir dans une favela de Rio

PHOTO CARL DE SOUZA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des proches d’Agatha Felix pleurent la mort de la fillette de 8 ans lors de ses funérailles.

Agatha Felix aimait jouer à la cachette. Et avec des poupées. À son huitième anniversaire, au début de l’automne, elle a eu droit à un party pyjama. Personne ce jour-là n’aurait pu se douter que c’était son tout dernier.

Même si elle a grandi dans l’un des quartiers les plus défavorisés de Rio, le Complexo do Alemão, Agatha Felix avait une vie normale de petite fille, raconte sa cousine Nicolly Santos Lima, tout juste âgée de 9 ans. « Elle aimait le ballet. Moi aussi, j’ai suivi des cours, mais je n’ai jamais atteint son niveau », dit l’enfant au visage expressif.

PHOTO TIRÉE D'INSTAGRAM

Agatha Felix

Mais là s’arrête la normalité. Le vendredi 20 septembre, alors qu’elle rentrait de l’école avec sa mère en minibus, Agatha Felix a reçu une balle dans le dos. Une balle qui a traversé la carrosserie et qui l’a tuée.

« À l’hôpital, ils l’ont réanimée trois fois. J’étais convaincue qu’elle s’en sortirait », raconte Nicolly, quelques jours après la mort de sa cousine.

Quand je me suis levée le lendemain matin, ma mère est venue me dire qu’Agatha était devenue une étoile. Je n’y crois toujours pas. Je suis désespérée. J’ai peur qu’il m’arrive la même chose.

Nicolly Santos Lima, 9 ans, cousine d’Agatha Felix

« Je ne voudrais pas que ma mère souffre comme la maman d’Agatha », poursuit la fillette, qui est née et a été élevée dans le même quartier que la petite victime dont elle parle avec beaucoup d’émotion.

Capitale du meurtre

Les morts violentes ne sont pas rares dans le Complexo do Alemão, un des plus grands ensembles de favelas de Rio avec une population de 60 000 personnes, selon les autorités, mais frôlant les 400 000, selon les résidants.

En 2018, on a dénombré plus de 57 000 homicides volontaires au Brésil, un des taux les plus élevés au monde. La grande majorité d’entre eux ont eu lieu dans les favelas des grandes villes, œuvres des gangs criminels, des narcotrafiquants et des milices composées d’anciens policiers et militaires qui règnent sur ces quartiers informels.

PHOTO CARL DE SOUZA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des dizaines de personnes ont assisté aux funérailles d’Agatha Felix.

La mort d’Agatha s’ajoute à ce bain de sang généralisé. Elle est devenue la cinquième enfant de moins de 10 ans à périr d’une balle perdue depuis le début de l’année. Une balle sortie d’un fusil de la police.

Interrogée sur l’affaire, la police a changé plusieurs fois sa version, tentant de disculper l’agent qui aurait tiré la balle fatale. Après avoir fait une reconstitution de la scène, les enquêteurs se sont dits incapables d’établir ce qui s’était passé le 21 septembre.

PHOTO DANIEL RAMALHO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des policiers prennent part à la reconstitution de la scène qui a mené à la mort de la jeune Agatha Felix.

La méthode de la gâchette

Pour sa part, Wilson Witzel, gouverneur de l’État de Rio, responsable de la sécurité publique dans la ville de plus de 6 millions d’habitants, esquive les questions des journalistes sur la mort d’Agatha.

Cet ancien juge, inconnu de la population un mois avant d’être élu, a remporté ses élections en affirmant que la seule manière d’enrayer la violence dans les favelas était d’y opposer une violence encore plus grande des forces de l’ordre. Depuis qu’il est au pouvoir, les policiers civils et militaires ont l’ordre de « tirer pour tuer » les individus louches qui semblent en possession d’une arme, qu’ils s’en servent ou non.

Résultat : depuis janvier seulement, la police, qui avait déjà mauvaise réputation, a tué plus de 1250 personnes à Rio seulement. L’écrasante majorité des personnes abattues sont noires et pauvres.

Pendant ce temps, à Brasilia, le président d’extrême droite Jair Bolsonaro tente de faire adopter par le Parlement un projet de loi qui donnerait l’immunité aux policiers qui tuent dans l’exercice de leurs fonctions.

Débordement de colère

Dans ce contexte, la mort de la petite Agatha Felix a été la goutte qui a fait déborder le vase. Les résidants du Complexo do Alemão sont descendus dans la rue pour manifester. Pour demander justice et des excuses des autorités et de la police. La petite Nicolly était en tête du cortège.

L’artiste Mariluce de Souza, qui gère Favela Art, un centre communautaire où les enfants peuvent peindre, suivre des cours de danse ou jouer au soccer, se trouvait derrière elle.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Derrière Mariluce de Souza, les petites Mari Vitoria Matos de Rema et Nicolly Santos Lima peignent.

À l’église, l’an dernier, ils ont dit aux gens d’ici de voter pour Witzel et pour Bolsonaro, qu’ils nous débarrasseraient du crime. Comment les gens se sont-ils laissé convaincre qu’on peut combattre la violence par la violence ? Je ne sais pas, mais je sais que ça se retourne contre nous.

Mariluce de Souza, artiste

« J’ai peur de me promener dans la rue. J’ai peur quand je croise un policier. J’ai peur d’aller à l’école parce que c’est devant un poste de police. Quand je viens ici, je me sens un peu mieux », dit Mari Vitoria Matos de Rema, une amie d’Agatha et de sa cousine, tout en donnant un coup de pinceau sur un grand tableau multicolore.

Dans le repaire des narcos

Pourtant, il n’y a rien de rassurant dans le petit centre d’art où se déroule l’entrevue avec les deux enfants et leur ange gardien. Le toit en tôle du local en béton décrépit est criblé de balles. « C’était l’ancien repaire des narcotrafiquants. Il y a eu plusieurs confrontations avec la police ici, dit Mariluce de Souza. Je leur ai demandé d’aller ailleurs et de me laisser le lieu pour les enfants. »

Du local, on peut voir pas mal tout ce qui se passe dans le quartier, composé de maisons de fortune et de petits commerces liés entre eux par des installations électriques improvisées.

Les narcotrafiquants ont peut-être quitté le local, mais ils ne sont pas allés loin. Lors du passage de La Presse, une demi-douzaine d’entre eux se trouvaient sur une petite place publique attenante au centre d’art. De la drogue et des armes étaient étalées à la vue de tous sur une table pliante. Sur « leur » territoire, les narcos semblent faire ce qu’ils veulent. Les enfants jouent sur la petite place comme si de rien n’était.

De l’autre côté du centre d’art, trois gros blocs de béton séparent le territoire des vendeurs de drogue de celui contrôlé par la police, dont la population locale se méfie encore plus.

D’attractions à enfer

Pour s’aventurer dans le Complexo do Alemão, les étrangers ont besoin de guides locaux qui leur expliquent les règles à suivre pour sortir de là vivant : mettre le casque de moto du côté des policiers, l’enlever en territoire narco. Écouter au doigt et à l’œil son guide pour ne pas mettre le pied au mauvais endroit ou prendre la mauvaise photo.

Mariluce de Souza est découragée de voir dans quel état se trouve sa communauté alors qu’il y a huit ans à peine, elle y amenait des dizaines de touristes en excursion pour la journée.

PHOTO FELIPE DANA, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Le téléphérique reliant les collines abruptes qui composent le Complexo do Alemão est fermé depuis 2016.

À l’époque, la favela avait été « pacifiée » par le gouvernement et le crime organisé s’était déplacé ailleurs dans le pays. Un téléphérique reliant les collines abruptes qui composent le Complexo do Alemão a été ouvert en grande pompe par le gouvernement de gauche. C’était par définition un moyen de transport en commun pour les résidants, mais Mariluce de Souza y avait vu une belle occasion d’affaires. Avec ses jeunes élèves, elle préparait des souvenirs qu’elle vendait aux visiteurs d’un jour. Les petits artistes gardaient 50 % du prix de vente, elle achetait le matériel avec l’autre 50 %.

En 2014, les coups de feu ont repris et les touristes ont fui. En 2016, faute de financement de l’État, le téléphérique a fermé et les habitants ont dû reprendre l’habitude de monter à pied les flancs de montagnes où sont accrochées leurs humbles résidences. La crise économique a fini d’achever le peu de stabilité qui subsistait dans le Complexo do Alemão.

« Moi, je me suis battue pour que les enfants aient encore un endroit où rêver, dit Mariluce de Souza. Je pensais avoir réussi. Mais en tuant Agatha, ils ont anéanti le peu d’innocence, le peu d’espoir, qu’il leur restait. Aujourd’hui, on ne sait plus d’où viendra la balle qui nous tuera. »

— Avec la collaboration de Serge Boire

Après Agatha, Kethellen

La colère ne s’estompe pas plus d’un mois et demi après la mort d’Agatha Felix, surtout qu’une sixième enfant, la petite Kethellen Gomes, 5 ans, a été tuée mercredi alors qu’elle se rendait à l’école avec sa mère. C’est la sixième enfant de moins de 12 ans à subir un tel sort depuis le début de l’année à Rio. Cette fois, un membre d’une milice est pointé du doigt, mais dans la majorité des autres cas, ce sont des policiers qui sont mis en cause.

En chiffres

63 000

Nombre de morts violentes recensées sur le territoire brésilien en 2017, un triste record

57 000

Nombre de morts violentes recensées en 2018. La vague de violence, nourrie par la confrontation entre deux grands groupes criminels, s’est un peu atténuée depuis 2017, mais le Brésil reste le pays où le plus grand nombre de morts violentes sont recensées dans le monde.

6200

Nombre de civils morts aux mains de la police au Brésil en 2018, soit trois fois plus qu’aux États-Unis. Le Brésil est le pays où cela se produit le plus souvent. Dans 98 % des cas, les dossiers sont archivés dans qu'aucune accusation ne soit portée.

« Plus les avancées sont fortes, plus le ressac est fort »

PHOTO MAURO PIMENTEL, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le défilé de la Fierté à Rio en septembre 2018

Prise pour cible jour après jour par un président qui a déjà dit en entrevue qu’il préférerait que son « fils meure dans un accident d’auto » plutôt qu’il soit gai, la communauté LGBTQ brésilienne est sur le qui-vive. Dans le Brésil de Jair Bolsonaro, la violence physique et verbale est devenue une réalité quotidienne. La Presse en a été témoin.

C’est une petite rue discrète du quartier de Gloria bien connue des clients. À l’ombre d’une rangée d’édifices, des travailleuses du sexe transgenres y font le trottoir sans déranger. Ce soir, elles ne sont que quatre ou cinq. Sans raison apparente, un passant décide d’invectiver l’une d’elles. « Heille, je suis une personne. Un peu de respect », riposte-t-elle. À ses risques et périls.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le jeune homme ramasse un gros caillou par terre et se lance à la poursuite de la prostituée. Cette dernière est plus rapide que lui. Avant même que l’agresseur relève la tête après s’être muni d’un projectile, sa cible, comme ses collègues, a disparu. Au Brésil, il en va de leur survie.

PHOTO DADO GALDIERI, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Prostituées dans une petite rue du quartier de Lapa, à Rio de Janeiro

Cette scène, qui s’est déroulée sous nos yeux au début du mois d’octobre, n’est que la pointe de l’iceberg de la violence dont sont victimes les personnes trans au Brésil. Entre octobre 2017 et octobre 2018, soit juste avant l’élection de Bolsonaro, 167 ont été assassinées, un triste record mondial. Le reste de la communauté LGBTQ fait aussi face à une importante vague de violence. En 2017 et en 2018, plus de 400 personnes ont été tuées à cause de leur orientation sexuelle, selon un rapport d’une organisation non gouvernementale.

Le facteur Bolsonaro

Les principaux intéressés croient que ces statistiques alarmantes continuent de monter en flèche depuis que Jair Bolsonaro, ouvertement homophobe, est à la présidence.

« Il y avait déjà une démonisation des LGBTQ avant l’élection de Bolsonaro, mais c’était toujours combattu par des messages assez forts du gouvernement. L’arrivée d’un président homophobe a légitimé le fait que non seulement c’est correct d’insulter les gens, mais c’est aussi correct de passer à l’action. Il y a un véritable climat de tension, de peur, de souffrances psychologiques intenses au sein de la communauté LGBTQ », témoigne Natália Travassos, psychanalyste qui travaille avec des membres de la communauté à laquelle elle appartient aussi.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

Cent pour cent des gens qui viennent me voir en thérapie ont été victimes de violence, qu’elle soit physique ou psychologique. Certains ont vécu des viols collectifs.

Natália Travassos, psychanalyste

Ils viennent chez elle pour exorciser leurs traumatismes divers qui causent dépression, crises de panique et idées suicidaires. « Tous mes patients ont peur, j’ai peur. Peur que quelqu’un que nous connaissons s’en prenne à nous. Nous tue », dit la psychologue, quelque peu désemparée. Le meurtre de la conseillère municipale de Rio Marielle Franco, noire et lesbienne, en mars 2018, a notamment marqué bien des esprits.

PHOTO CARL DE SOUZA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Un mois après le meurtre de la conseillère municipale de Rio Marielle Franco, la communauté LGBTQ a organisé une manifestation.

Des avancées au ressac

Natália Travassos a de la difficulté à s’expliquer comment le Brésil a pu en arriver là. Au cours des 10 dernières années, les minorités sexuelles avaient fait des bonds de géant dans la reconnaissance de leurs droits, que ce soit dans le dossier du mariage ou de l’adoption. « Plus les avancées sont fortes, plus le ressac est fort », dit-elle.

Dans les premiers mois qui ont suivi l’élection de Bolsonaro, les groupes LGBTQ ont « été paralysés », mais l’heure est maintenant à la résistance.

Lorsque le maire de Rio, un ancien évêque évangélique, a décidé de bannir du Salon du livre de Rio une bande dessinée de superhéros parce que deux hommes échangeaient un baiser dans l’une des vignettes du livre, une vedette de YouTube, Felipe Neto, a décidé d’acheter 14 000 livres traitant de la communauté LGBTQ et de les distribuer gratuitement aux participants au Salon. 

PHOTO TIRÉE DE YOUTUBE

Felipe Neto

« Depuis, il fait l’objet de menaces de mort. Une poursuite a été entamée contre lui, et sa mère a décidé de fuir le pays », note Natália Travassos, qui était elle-même exposante au Salon du livre avec un ouvrage sur la transsexualité. « On sent la solidarité entre nous. Nous nous serrons les coudes », dit-elle. Ces jours-ci, notamment, des organisations offrent gratuitement des cours d’arts martiaux aux trans, aux homosexuels et aux lesbiennes qui ont peur de marcher dans la rue.

De la dépression à la parole

L’artiste Leticix Brito dit que ces initiatives communautaires lui ont sauvé la vie. Celle qui se définit comme une personne non binaire – ni homme ni femme – a été incapable de se trouver un emploi après ses études en éducation physique. La jeune personne aux cheveux et aux sourcils bleus est convaincue que son identité sexuelle et son apparence non traditionnelle lui ont barré la route.

PHOTO LAURA-JULIE PERREAULT, LA PRESSE

L’artiste Leticix Brito

Au bord de la dépression, l’athlète s’est tournée vers l’écriture, la poésie. Et le succès est au rendez-vous. Ses prestations sont regardées en ligne par des dizaines de milliers de personnes à travers le Brésil. Grâce à ses mots, Leticix Brito gagne aujourd’hui sa vie. Elle a d’ailleurs dû interrompre sa rencontre avec La Presse pour se rendre au festival Rock’n’Rio, où elle était une tête d’affiche.

Elle appartient aussi à un groupe de poètes et de slameurs qui organisent tous les mois des soirées dans la rue. Ces événements, uniquement réservés aux femmes LGBTQ, sont de plus en plus courus.

« Chaque fois, nous sommes entre 800 et 1000. C’est un endroit où nous nous sentons en sécurité, où nous pouvons prendre une bière ensemble. On a commencé ça en 2017, après la destitution de Dilma Rousseff. On ne pensait pas que les choses pouvaient empirer, et pourtant, ce n’était que le début de la descente aux enfers de notre communauté. »

— Avec la collaboration de Serge Boire