En se déclarant « président par intérim » du Venezuela en janvier, Juan Guaidó avait prédit la chute imminente du gouvernement socialiste de Nicolás Maduro et l’avènement d’élections libres. Rien de tout ça n’a eu lieu. Six mois plus tard, l’opposition vénézuélienne est à la croisée des chemins. La population civile, elle, vit sur la corde raide.

Même s’ils ont fait bloc autour de Juan Guaidó, tous les partis de l’opposition au Venezuela ne privilégient pas les mêmes moyens pour mettre fin à la crise politique, économique et humanitaire qui secoue le pays d’Amérique du Sud depuis maintenant cinq ans. La rue, quelque peu essoufflée, est tout aussi divisée.

Figure de proue de l’opposition vénézuélienne, María Corina Machado ne mâche pas ses mots quand elle parle du gouvernement de Nicolás Maduro. « Nous ne nous battons pas contre une dictature ordinaire, sinon, elle serait déjà tombée. Nous faisons affaire à une organisation criminelle », tonne la politicienne au bout du fil.

La conversation avec l’ancienne députée de l’Assemblée nationale dépouillée de son poste en 2014 par le gouvernement socialiste n’est pas de tout repos. La ligne téléphonique coupe sans cesse. « C’est parce que je suis en voiture. »

PHOTO CARLOS GARCIA RAWLINS, ARCHIVES REUTERS

María Corina Machado, figure de proue de l’opposition vénézuélienne

Depuis cinq ans, je ne peux pas prendre l’avion. Le gouvernement ne permet à aucune compagnie aérienne, même à l’intérieur du Venezuela, de me vendre un billet.

María Corina Machado, figure de proue de l’opposition vénézuélienne

« Je vais partout en auto », dit celle qui était en route vers l’État d’Anzoátegui – à huit heures de route de Caracas – quand nous l’avons jointe.

Le bras de fer de Mme Machado avec le gouvernement socialiste dure depuis plus de 15 ans. Elle a été plusieurs fois accusée de complot et de trahison par le gouvernement d’Hugo Chávez, père spirituel de l’actuel président. Aujourd’hui, celle que l’on surnomme MCM est l’une des critiques les plus dures du gouvernement Maduro. 

« Pour que ce gouvernement criminel parte, ça va prendre une vraie menace, pas des négociations sans lendemain », dit celle qui s’est dite maintes fois favorable à une intervention armée. « Mais pas question que ce soit une invasion », dit-elle, sans trop offrir de détails sur « la vraie menace » qu’elle a en tête.

Négociations controversées

Les négociations dont elle parle en termes peu flatteurs sont celles qui se tiennent depuis la fin mai entre le gouvernement Maduro et Juan Guaidó, le jeune politicien de 35 ans, président de l’Assemblée nationale, qui s’est proclamé « président par intérim » du Venezuela à la fin janvier.

Ce jour-là, mettant la main sur la constitution, le politicien de centre droit a promis de chasser Nicolás Maduro du pouvoir et d’organiser des élections libres.

L’opposition vénézuélienne, historiquement divisée, s’est rangée derrière lui, y compris Mme Machado, réputée plus à droite. Une cinquantaine de pays – le Canada et les États-Unis en tête – l’ont reconnu.

Six mois difficiles

En six mois, Juan Guaidó a joué carte après carte pour venir à bout de Nicolás Maduro, qui a entamé au début de l’année son deuxième mandat au palais présidentiel de Miraflores après des élections décriées sur la scène internationale. Le jeune Guaidó a tenté de défier le régime en place en faisant entrer des convois humanitaires par la frontière colombienne. Il a échoué. Le 30 avril, il a tenté d’organiser un putsch en demandant aux militaires de se joindre à sa cause. En vain.

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Partisans de Juan Guaidó lui manifestant leur soutien à Caracas, le 23 juillet dernier

Ses supporters, très mobilisés l’hiver dernier, répondent de moins en moins à l’appel. « Au début, les gens étaient vraiment en symbiose avec Guaidó, mais quand ils ont vu que rien ne changeait et qu’il négociait avec le régime Maduro, ç’a été une douche froide pour beaucoup d’entre eux, dit Benjamin, un militant qui documente les manifestations anti-Maduro depuis maintenant plus de trois ans. Malgré cette déception par rapport aux négociations, nos espoirs sont toujours en lui. Il n’y a pas beaucoup d’autres options », dit le résidant de Caracas, joint par WhatsApp. Pour des raisons de sécurité, nous ne publions que son prénom.

Ambivalence

Même si elle s’oppose elle aussi aux pourparlers avec le régime Maduro menés sous l’égide de la Norvège, María Corina Machado ne semble pas prête, elle non plus, à retirer son soutien à Juan Guaidó.

Nous le soutenons en tant que président par intérim. Nous et des dizaines de pays dans le monde. Mais nous pensons qu’il faut qu’il se réaligne. Le faux dialogue a démobilisé les gens. Ils savent que tout ce que le régime veut, c’est gagner du temps.

María Corina Machado

Un des plus récents sondages issus du Venezuela, réalisé en juin, montre clairement l’ambivalence de la population à l’égard de Juan Guaidó. Si, en février, 49 % des Vénézuéliens sondés voyaient en lui leur président légitime, ils ne sont plus que 36 % à considérer qu’il est le chef d’État du pays aujourd’hui, selon la maison de sondage Datacorp, établie à Caracas. Plus de 66 % des répondants se sont aussi dits pessimistes quant à l’issue des négociations.

Par contre, 56 % des mêmes répondants croient toujours que le plan de Guaidó qui mènerait à une véritable élection est le bon. Plus de la moitié des Vénézuéliens interrogés lui accorderaient leur vote si un scrutin présidentiel avait lieu maintenant, contre 18 % de soutien à Nicolás Maduro.

Même si ce dernier est toujours en selle au palais de Miraflores, tout indique que son gouvernement est plus impopulaire qu’il ne l’a jamais été. Plus de 72 % des Vénézuéliens se disent mécontents à son endroit.

María Corina Machado, qui a déjà dit qu’elle briguerait la présidence si une élection libre avait lieu, arrive bonne troisième dans les sondages, mais son appui à une intervention militaire ne fait pas plus l’unanimité que les négociations. Selon divers sondages, de 54 % à 69 % de la population croit qu’une telle intervention est impossible.

María Corina Machado ne baisse pas les bras et lance un appel au reste du monde. « Combien de morts ça va prendre pour que les gouvernements étrangers arrêtent cette tragédie au Venezuela ? », dit-elle.

PHOTO YURI CORTEZ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une enfant reçoit de l’aide alimentaire à la mission catholique de Los Ángeles du Tukuko, près de Machiques, au Venezuela.

Une situation intenable

Benjamin estime pour sa part que la population civile est la première à souffrir de l’impasse dans laquelle se trouve le pays. L’inflation a atteint 130 000 % en 2018. La nourriture et les médicaments sont rares ou hors de prix. La mortalité maternelle et infantile a atteint des sommets sans précédent. Quatre millions de personnes ont fui le pays. Si plus de 70 % des Vénézuéliens croient que le gouvernement est largement responsable de ces déboires, 68 % estiment aussi que les sanctions imposées au pays par les États-Unis ont un impact direct sur leur niveau de vie.

« À Caracas, c’est une île, on réussit encore à vivre grâce à nos économies en dollars américains qu’on échange au fur et à mesure, mais en campagne, c’est la désolation, on ne voit que des villes fantômes, dit-il. La situation est tellement terrible qu’on a l’impression que le pays pourrait exploser à tout moment. Quand on se lève le matin, on ne sait jamais dans quel pays on se réveille. »

PHOTO FOURNIE PAR LE PALAIS DE MIRAFLORES/REUTERS

Plus du quart de la population du Venezuela reste fidèle à Nicolás Maduro, élu président dans des conditions très contestées en mai 2018.

« Nous avons un seul président au Venezuela, et c’est Nicolás Maduro »

Malgré la pression qui pèse sur l’actuel gouvernement socialiste du Venezuela, plus du quart de la population du pays lui reste fidèle et continue de dénoncer les tractations de l’opposition. « C’est anticonstitutionnel, ce que Juan Guaidó a fait. Nous avons un seul président au Venezuela, et c’est Nicolás Maduro. Il a été élu démocratiquement », dit Alis Torres, chef d’une brigade responsable de la santé dans trois secteurs de Caracas. Selon elle, Juan Guaidó est un pantin des États-Unis, qui tentent de faire dérailler le régime chaviste depuis son avènement, en 2002. « Les États-Unis veulent mettre la main sur nos ressources. Et pas seulement le pétrole, l’eau aussi. Ils sont incapables d’accepter le désir d’indépendance et d’autodétermination du peuple vénézuélien », dit Mme Torres, faisant écho à la position du gouvernement en place.

— Laura-Julie Perreault, avec Raphaël Pirro, La Presse

Crise au Venezuela

Le Canada dans le camp de l’opposition

PHOTO LARS HAGBERG, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le premier ministre canadien Justin Trudeau a accueilli le 4 février à Ottawa une réunion d’urgence du Groupe de Lima sur la crise au Venezuela.

Le Canada a été, avec les États-Unis, l’un des premiers pays à reconnaître l’opposant Juan Guaidó en tant que président légitime du Venezuela. Six mois plus tard, le gouvernement Trudeau persiste, signe et tente d’utiliser la sympathie dont il jouit à Cuba pour dénouer l’impasse. Sa position, très pro-opposition, ne fait pas l’unanimité parmi les experts. Survol.

Au cœur du Groupe de Lima

Le Canada s’est impliqué tôt dans la crise vénézuélienne. Avec 13 pays d’Amérique latine, dont l’Argentine, le Brésil, le Pérou et la Colombie, le Canada fait aujourd’hui partie du Groupe de Lima, créé en 2017 pour trouver une sortie pacifique à la crise vénézuélienne. Au lendemain de l’élection de Nicolás Maduro en mai 2018, le groupe a refusé de reconnaître sa légitimité, et a pris du coup le parti de l’opposition, qui a boycotté le scrutin. En janvier, le groupe a vite reconnu Juan Guaidó comme président légitime du pays et le soutient toujours aujourd’hui. À cause du rôle qu’ils ont joué historiquement en Amérique latine, en soutenant notamment des dictatures sanguinaires pendant la période de la guerre froide, les États-Unis, qui souhaitent un changement de régime au Venezuela, sont maintenus à distance du Groupe de Lima. « On ne peut pas dire que le Canada joue un rôle secondaire par rapport aux États-Unis. La position du pays, qui écarte toute intervention militaire, est distincte. Le Canada a aidé à renforcer la réponse régionale à la crise et est particulièrement efficace dans le dossier des droits de la personne », dit Philip Gunson, responsable du dossier vénézuélien au Crisis Group, organisation spécialisée dans la résolution de conflits. « La principale faille de la position canadienne, c’est que le gouvernement s’est aligné fermement sur les positions du Groupe de Lima, qui a choisi son camp [celui de l’opposition]. Du coup, les membres du Groupe de Lima ne peuvent plus jouer un rôle de médiateur », dit l’expert du Venezuela.

PHOTO NICK KOZAK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Chrystia Freeland, ministre des Affaires étrangères du Canada

La carte cubaine

Même s’il ne joue pas de rôle actif dans le processus parrainé par la Norvège, le Canada soutient ouvertement les pourparlers qui ont actuellement lieu entre le gouvernement Maduro et l’opposition. Parallèlement, la ministre des Affaires étrangères du Canada, Chrystia Freeland, discute activement du dossier vénézuélien avec son vis-à-vis cubain, et met à profit la relation privilégiée entre les deux pays et les liens d’amitié entre le premier ministre et la famille Castro. Depuis deux décennies, le régime cubain a beaucoup d’influence à Caracas et joue un rôle central dans les forces de sécurité du Venezuela ainsi que dans les bureaux de la présidence. « Les discussions continuent, et nous sommes convaincus que Cuba peut jouer un rôle positif dans la résolution de la crise », a dit à La Presse un responsable gouvernemental canadien au fait du dossier.

Professeur de science politique à l’Université Carleton, Jean Daudelin note que l’initiative canadienne, si elle est louable, a peu de chances de mener à un départ de Nicolás Maduro de la présidence. Cuba, dit-il, craint d’être le prochain pays dans la ligne de mire de l’administration Trump si le régime socialiste de Caracas tombe. « Pour collaborer, Cuba va vouloir des garanties, et que peut lui offrir le Canada ? se demande M. Daudelin. On ne peut pas envisager un scénario où le Canada enverrait des soldats à Cuba pour freiner une intervention des États-Unis. » Les discussions avec Cuba sont aussi une manière détournée pour le Canada de s’entretenir avec la Russie, l’un des poids lourds dans le dossier vénézuélien, ajoute M. Daudelin.

Vers la Cour pénale internationale

L’automne dernier, le Canada a joué un rôle central pour demander à la Cour pénale internationale d’ouvrir une enquête sur le gouvernement de Nicolás Maduro. Cette demande a eu lieu après la publication de nombreux rapports faisant état de violations graves des droits de la personne par les autorités vénézuéliennes. L’un de ces rapports, qui conclut qu’il y a des raisons de croire que la population civile du Venezuela a été victime de crimes contre l’humanité, a été écrit notamment par Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice du Canada, pour le compte de l’Organisation des États américains (OEA).

PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Irwin Cotler, ancien ministre de la Justice du Canada

L’avocat canadien a aussi fait partie de l’équipe juridique de l’un des principaux opposants au régime Maduro, Leopoldo López, emprisonné, puis assigné à résidence par l’actuel gouvernement. M. López s’est récemment réfugié à l’ambassade d’Espagne à Caracas. « Je suis vraiment heureux que le Canada ait joué un rôle de leadership dans le dossier de la Cour pénale internationale, a dit à La Presse M. Cotler. La persécution sur la base des croyances politiques est l’un des éléments les plus douloureux de la répression politique. La résilience de la population est incroyable, et nous espérons que ça mènera au retour de la démocratie. »

Des rapports se multiplient

Il y a tout juste un mois, Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili, qui est maintenant haute commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, a publié un autre rapport dévastateur faisant état de meurtres extrajudiciaires, de violences multiples des forces de l’ordre à l’égard des manifestants, du musellement des médias, de la multiplication des prisonniers politiques et de l’état critique dans lequel se trouve le système de santé vénézuélien. « Entre novembre 2018 et février 2019, 1557 personnes sont mortes à cause du manque de fournitures dans les hôpitaux », peut-on lire dans le rapport.

Aujourd’hui à la retraite, Claude Morin, qui a été professeur d’histoire de l’Amérique latine à l’Université de Montréal, croit que les rapports de l’OEA et de Mme Bachelet ne racontent qu’une partie de l’histoire et que l’opposition y a un chèque en blanc. « On y parle que du rôle du gouvernement vénézuélien et pas du tout de la violence de l’opposition. Michelle Bachelet n’a entendu qu’une seule version », dit-il. Interrogé à ce sujet, un responsable du dossier au gouvernement canadien estime que les accusations de partialité ne sont pas fondées. Il note que maints rapports d’Amnistie internationale et de Human Rights Watch, deux organisations connues pour leur indépendance, sont arrivées aux mêmes conclusions.

Sanctions canadiennes

Le Canada, comme les États-Unis, a imposé à partir de 2017 des sanctions au gouvernement de Nicolás Maduro. À ce jour, une centaine de personnes – du président socialiste à des fonctionnaires – sont visées par ces sanctions en vue de geler leurs avoirs et d’interdire des transactions financières. Les sanctions américaines, qui visent aussi à empêcher la vente de pétrole vénézuélien, vont beaucoup plus loin.