Planté au milieu de la route de terre rouge, Josef Pierre ouvre docilement la bouche et avale en grimaçant le vaccin anticholéra que lui tend une employée du ministère de la Santé publique. Ce qu'il ne sait pas, c'est que la dose qu'il vient d'ingurgiter risque de ne pas fonctionner.

La campagne de vaccination contre le choléra, financée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la foulée de l'ouragan Matthew en octobre dernier, suscite la plus récente controverse dans l'effort d'éradication de la maladie en Haïti.

L'organisme a envoyé d'urgence 1 million de doses dans le sud du pays, au début du mois de novembre. Alors qu'il est recommandé d'administrer deux doses par personne pour que le vaccin atteigne son plein niveau d'efficacité, l'OMS a décidé de ne donner qu'une seule dose « pour immuniser un plus grand nombre de personnes, mais sur une durée plus courte », lit-on dans un communiqué diffusé par l'ONU.

Selon une étude crédible citée par des experts haïtiens, le taux de protection contre le choléra après six mois avec une seule dose d'un vaccin oral n'est que de 40 %. Cette même étude ne démontre pas que l'administration d'une dose unique est utile chez les enfants de moins de 5 ans.

Josef Pierre, lui, se croit invincible. Et c'est bien là le problème.

« On a un dicton ici : les microbes ne tuent pas l'Haïtien. Le risque, c'est que ceux qui reçoivent le vaccin cessent d'appliquer les mesures de précaution comme le lavage des mains », explique Lucia Tanis, responsable du traitement du choléra pour Médecins du monde dans la région de la Grande Anse, dévastée par Matthew

Elle regarde, irritée, les résidants de Beaumont faire la queue devant les employés du ministère de la Santé. Impossible de les manquer dans le paysage tout de vert et de terre. Ils portent des chandails jaune fluorescent avec un slogan en créole pour promouvoir le médicament. 

« Dès que le vaccin ne sera plus efficace, ils sont à risque de tomber malades », soupire Lucia.

Quelques jours plus tôt, 10 médecins et experts en santé publique ont signé une lettre ouverte pour dénoncer la campagne de l'OMS, demandant que les gens reçoivent deux doses. Ils déploraient aussi que l'argent investi - plusieurs millions de dollars - n'ait pas été utilisé dans « l'amélioration des structures de soins primaires et des conditions d'accès à l'eau, l'hygiène et l'assainissement ».

Malgré la controverse, le vaccin y a été administré à une seule dose, comme prévu.

Le Dr David Nabarro, conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies pour le développement durable et responsable du dossier du choléra en Haïti, admet que la décision fut « délicate ».

« Nous disposions de 1 million de doses provenant de la réserve de choléra, c'était ça le financement que nous avions. Nous avons estimé que le mieux était d'offrir une couverture maximale et d'accepter de ne pas avoir une efficacité maximale, compte tenu du risque que l'épidémie s'aggrave après l'ouragan. Bien sûr, nous n'avions pas de données épidémiologiques claires sur l'efficacité d'une dose unique [le vaccin est nouveau], mais d'après d'autres données provenant d'autres vaccins, nous croyons qu'une dose offre au moins 50 % d'efficacité et que la deuxième dose protège à 65 %. »

Comme le vaccin n'offre jamais une protection complète, les autres mesures d'hygiène doivent continuer à être appliquées, quel que soit le dosage, dit-il.

« Un des problèmes en Haïti, c'est qu'il y a différents groupes qui se battent pour mettre en place des solutions différentes », observe Philip Alston, rapporteur spécial de l'ONU sur l'extrême pauvreté et les droits de la personne, un expert indépendant dont le travail est d'enquêter sur les missions des Nations unies.

Parmi ces groupes, des ONG, des agences de l'ONU, le gouvernement haïtien et des médecins et experts locaux. Et tout le monde fait un peu à sa tête.

« Certains groupes pensent que la chose la plus importante est la vaccination, mais d'autres vous diront qu'elle est coûteuse et qu'il est très difficile de vacciner tout le monde. Et que de toute manière, on ne se débarrasse pas de la source de la maladie. Ça ne fait que rendre les gens immunisés » explique M. Alston, joint à New York.

« D'autres vous diront que ce qui est nécessaire, c'est une toute nouvelle infrastructure pour l'eau et l'assainissement », dit Philip Alston. Cela coûterait 2,2 milliards. « Personne ne va payer ça. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

L'OMS a envoyé d'urgence un million de doses dans le sud du pays, au début du mois de novembre.

Une déclaration qui fait bondir le Dr Jean Mydo Julien. Il nous accueille dans son bureau de l'hôpital de Fontaine, qu'il administre dans le bidonville de Cité Soleil, à Port-au-Prince. « La solution est infrastructurelle. Il faut donner accès à de l'eau potable. Mais ça coûte cher. C'est pour ça qu'on ne le fait pas. »

Le médecin s'emballe. « Est-ce qu'on peut mettre un prix sur la vie d'une personne ? Sur la santé d'une collectivité ? Ça coûte trop cher parce que le choléra est en Haïti. Si c'était à New York ou à Paris, on verrait les choses différemment. »

D'autres encore estiment que la priorité est d'installer des latrines, puisque le choléra se transmet par les selles. Le quart de la population fait ses besoins à l'air libre (41 % dans les zones rurales), selon des chiffres de la Direction nationale de l'eau potable et de l'assainissement. Trois habitants sur quatre ont un accès limité ou nul à des toilettes. 

Quelle est la meilleure solution, alors ? Pour répondre, Philip Alston se base sur les conclusions d'experts locaux. En Haïti, on l'appelle simplement le « programme d'éradication ».

« C'est essentiellement une réponse rapide où, dès qu'il y a une flambée, des gens sont immédiatement envoyés à cet endroit et où on prend toutes les mesures possibles pour éliminer la source. Et on recommence. Et encore. »

« Évidemment, ça n'améliore pas l'état des infrastructures. Mais on se débarrasse du choléra, dit M. Alston. Un des problèmes est de confondre ces deux choses. D'une part, on veut se débarrasser du choléra, et de l'autre, on veut que les Haïtiens aient de l'eau propre. Les deux devraient être séparés, sinon le défi est trop grand. »

N'allez pas dire ça à ceux qui n'ont ni eau ni toilette.

Comme les résidants de Radio-Commerce, dernier camp de réfugiés du tremblement de terre de 2010.

Devant nous, quelques centaines de cabanes en contreplaqué, cordées à un ou deux mètres les unes des autres. Des tentes rapiécées avec des bâches de plastique aux couleurs de différentes ONG. D'étroites ruelles en terre battue, défigurées par de profonds sillons pleins de boue et de détritus. Un peu plus de 350 familles vivent ici, en plein coeur de Cité Soleil. Nous sommes chez les plus pauvres des pauvres, dans un terreau particulièrement fertile à la propagation du choléra.

Il n'y a pas d'eau courante. Pas d'électricité. Pas d'égouts. Pas de toilettes dans les maisons.

Dès qu'il pleut, une mare d'eau stagnante et contaminée où se ramassent les déchets des quartiers voisins déborde jusque dans les maisons.

Les 3500 résidants partagent quelques dizaines de toilettes publiques, dont plusieurs sont devenues inutilisables parce que les fosses sont pleines.

« Si on ne les vide pas, il va y avoir des problèmes de santé. Il y a des risques de débordement, les gens font leurs besoins dehors, il y en a qui ont des infections à cause de l'insalubrité », note Aronce Ferdilus, chef de projet pour Oxfam-Québec dans Cité Soleil. Il souhaite faire construire d'autres blocs sanitaires, mais il attend une autorisation gouvernementale qui tarde à venir. « On ne peut pas attendre indéfiniment. Ça pourrait mal finir. » 

Oxfam mène un projet commun avec Médecins du monde Canada dans Radio-Commerce. Les deux ONG fournissent notamment un accès à de l'eau potable et des soins de santé primaires par l'entremise d'un agent de santé communautaire.

C'est Romain Roosevelt qui joue ce rôle dans le camp. Il y habite depuis le séisme et il connaît tout le monde. Depuis Matthew, il ne dort presque pas.

« Les gens viennent me réveiller la nuit pour avoir mon aide parce qu'ils sont malades. On a eu 11 malades du choléra la semaine dernière. Heureusement, on a sauvé tout le monde. »

Pour débarrasser sa collectivité de la maladie, Romain a un plan. Un plan simple, mais irréalisable. « Le plus gros problème ici, c'est l'étang. L'eau est mauvaise. Elle nous rend malades. J'aimerais le vider et y faire un jardin. »

Il rêve de planter du riz, des roseaux, du bambou et des lilas. Des plantes idéales pour un milieu humide.

Il y rêve, mais il n'y croit pas.

« Nous n'avons rien dans nos mains. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Selon une étude crédible citée par des experts haïtiens, le taux de protection contre le choléra après six mois avec une seule dose d'un vaccin oral n'est que de 40 %.

Ce que les signataires reprochent à la campagne de vaccination

La vaccination «protégera au mieux une partie de la population pendant une durée très limitée».

L'OMS a annoncé en octobre envoyer les vaccins à la demande du ministère de la Santé publique et de la Population. Le lendemain, le coordonnateur national choléra du MSPP, le Dr Joseph Donald François, disait «tout ignorer de l'initiative de l'OMS».

Des études ont montré que les vaccins oraux sont moins efficaces sur les populations en situation de malnutrition. Après le passage de Matthew, la situation de malnutrition n'a pu que s'aggraver.

Jamais le vaccin administré n'a été testé à grande échelle, jamais en une seule dose et jamais sur une population dans une situation de détresse.

Ce que dit l'ONU

Sous le feu des critiques, l'ONU a annoncé de grands moyens pour éradiquer la maladie qu'elle a elle-même introduite en Haïti. Le hic ? « On n'a pas du tout d'argent. » La Presse s'est entretenue avec le DDavid Nabarro, conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies pour le développement durable et responsable du dossier du choléra en Haïti. Il promet d'être « implacable » dans son effort pour convaincre les États membres de mettre la main dans leur poche.

L'ARGENT

L'ONU est très, très loin d'avoir récolté les 400 millions US promis cet automne pour lutter contre le choléra. Au moment d'écrire ces lignes, l'organisation avait amassé un peu moins de 2 millions US. Cet argent n'est pas encore à la banque, précise le Dr Nabarro. La Corée du Sud a promis 1 million US et la France, 600 000 euros, soit presque 1 million en devises américaines (le Canada ne s'est pas encore engagé).

« Oui, nous avons un problème. Et les gouvernements dont nous dépendons ne sont pas trop chauds à l'idée que nous utilisions d'autres moyens pour récolter l'argent. Il y a des moyens que nous pouvons utiliser quand il y a une guerre et qu'on doit envoyer des troupes.

« On demande à nos membres de nous donner une petite hausse de budget. Mais ils ne veulent pas vraiment ça. Nous sommes à l'aube d'un effort de mobilisation majeur pour avoir plus de contributions volontaires, et ça viendra. Je m'attends à ce que le Canada, qui a été extrêmement généreux au fil des ans, se manifeste quand il sera prêt. Je ne demande pas de grosses sommes. »

LE PLAN

Que fera l'ONU avec l'argent amassé ?

- 200 millions US pour améliorer l'intervention d'urgence dans les communautés aux prises avec des éclosions et renflouer les réserves de médicaments. On souhaite aussi améliorer les infrastructures sanitaires et l'accès à l'eau potable.

« Le choléra ne persiste que dans les sociétés où les infrastructures d'assainissement sont très limitées et où la contamination de l'eau potable par des matières fécales est élevée. En Haïti, moins de 25 % des gens ont accès à des toilettes fonctionnelles. Chaque fois qu'il pleut, les gens deviennent terriblement malades. » L'ONU se donne 14 ans pour qu'il y ait « eau et assainissement dans tout le pays ».

- 200 millions US pour les familles et les collectivités touchées. Est-ce que les proches des défunts seront directement dédommagés ? « Nous allons examiner toutes les options », répond le Dr Nabarro. « L'un des défis est de trouver des dossiers fiables de qui est mort du choléra et qui est mort d'autre chose, ce qui est vraiment difficile. Ensuite, il y a l'enjeu de déterminer avec certitude qui est dans la famille. Nous ne voulons pas faire quelque chose de bâclé. »

LA FAUTE

Il a fallu six ans à l'ONU pour admettre que ses soldats étaient responsables du choléra. Le Dr Nabarro raconte à quel point le rôle de l'organisation dans l'introduction de la maladie cause de l'« inquiétude » chez les États membres.

« En 2010, quand le choléra est apparu et qu'il a été associé à des activités de l'ONU, nous avons eu plusieurs défis. L'un était de trouver la réponse appropriée à l'épidémie. L'autre était de trouver la bonne façon de gérer cela. Il y avait inévitablement de l'inquiétude, non seulement au sein de l'ONU, mais aussi parmi nos membres, sur la manière dont nous allions présenter publiquement nos liens avec l'épidémie. Ce n'était pas un enjeu facile pour cette organisation, qui travaille toujours dans les limites établies par nos États membres. » Au début, dit-il, l'ONU a eu beaucoup de difficulté à récolter de l'argent. Les dons sont arrivés vers la fin de l'année 2010 et ont continué de manière assez stable jusqu'à 2014. « L'incidence du choléra a chuté de 90 % pendant cette période. Reste que c'était une épidémie dévastatrice. »

LA RESPONSABILITÉ

Bien que le secrétaire général de l'ONU ait présenté ses excuses au peuple haïtien pour le choléra, les Nations unies rejettent toute responsabilité juridique, ce qui vaut de nombreuses critiques à l'organisation.

Certains estiment que c'est à cause de cette position que l'ONU n'arrivera jamais à amasser l'argent promis. « Nous sommes entre les mains de nos États membres, surtout pour quelque chose d'aussi sensible que ça, ce sont eux qui décident. [...] Nos membres ont des points de vue très précis sur la manière dont ils veulent que nous abordions cette question et ils les manifestent très clairement à nos représentants. On pourrait arguer que les Nations unies, en tant qu'organisme indépendant, doivent prendre position et qu'une fois que ce sera fait, les États membres feront ce qu'il faut. Mais dans les faits, ça ne fonctionne pas comme ça. Tout ce qu'on fait est sous le mandat de nos membres. Ce n'est pas au Secrétariat de décider la position à prendre. »

PHOTO BRENDAN McDERMID, ARCHIVES REUTERS

Le Dr David Nabarro, conseiller spécial du secrétaire général des Nations unies pour le développement durable et responsable du dossier du choléra en Haïti