Après s'être vantée d'avoir réduit la criminalité de 65% en pacifiant des centaines de favelas depuis cinq ans, Rio de Janeiro est le théâtre depuis janvier d'une nouvelle flambée de violence. À São Paulo, les policiers conseillent aux touristes de ne pas réagir en cas de tentative de vol, afin d'éviter de se faire assassiner. Le point, à cinq jours du match d'ouverture de la Coupe du monde de soccer.

Sur le balcon d'une maison accrochée à la colline de Santa Tefresa, dans le quartier historique de Rio, les chiens de Marcia da Silva Pereira, têtes sorties entre les barreaux, aboient à n'en plus finir.

La seule présence du représentant de La Presse dans les parages suffit à les mettre hors d'eux-mêmes. Et pour cause...

Tout en bas, aux abords du portillon de sécurité donnant accès à la vingtaine de résidences du complexe, une affiche inscrite au marqueur rouge vient d'apparaître: «Samedi dernier, vers 22h, un résidant a été attaqué à la pointe d'un couteau à l'intérieur de notre complexe! Je vous rappelle l'importance de toujours refermer le portillon et de ne pas laisser entrer des inconnus. - Marcia, maison #23»

Il y a deux semaines, son voisin, un jeune étudiant universitaire adepte des arts martiaux, rentrait chez lui, écouteurs de iPhone aux oreilles, lorsqu'il a ressenti une présence derrière lui.

«Je me suis retourné et tout ce que j'ai eu le temps de voir, c'est un homme visiblement drogué, le bras dans les airs avec un couteau pointé à 30 cm de ma tête», raconte Camilio Silveira, encore ébranlé.

«Mes réflexes d'autodéfense ont été plus vite que mon cerveau. Je lui ai asséné un coup de pied pour le déstabiliser, mais j'ai perdu l'équilibre dans les escaliers. Il a réussi à prendre le dessus et m'a volé mon téléphone et mon portefeuille.»

Ce genre de scène était inconnu des habitants de ce complexe jusqu'à tout récemment. «Ça fait 25 ans que je vis ici et il n'y a jamais eu d'attaques à l'intérieur du complexe, raconte Marcia Pereira. Je ne comprends pas qu'avec plus de policiers dans les rues et plus de favelas pacifiées on en soit là», dit-elle dans un soupir.

Un paradoxe

La situation est paradoxale. En 2008, l'État de Rio a entamé un grand projet de pacification des 1071 favelas que compte la ville, afin de les libérer du contrôle des narcotrafiquants et des milices. La priorité est donnée aux favelas qui encerclent les quartiers touristiques et les secteurs où se tiendront les deux plus grands événements sportifs de la planète: la Coupe du monde de soccer, qui commence le 12 juin, et les Jeux olympiques, en 2016.

Des troupes d'élite sont débarquées dans près du quart des favelas pour combattre le crime organisé. Trente-huit unités de police pacificatrice (UPP), des postes de police communautaire nouveau genre, y ont été implantés, et 9543 nouveaux policiers patrouillent maintenant à pied dans les ruelles étroites de ces territoires.

L'an dernier, le gouverneur de l'État se félicitait d'avoir réduit de 65% la criminalité à Rio grâce au programme de pacification.

Mais voilà que depuis juillet 2013, et plus dramatiquement depuis le début de 2014, Rio connaît une hausse alarmante de vols et d'agressions dans les quartiers touristiques ou dans des quartiers situés en périphérie des zones aisées.

Au cours du premier trimestre de 2014, les vols à l'arraché et les agressions physiques dans certains quartiers périphériques ont augmenté de 250%. Et le taux de criminalité à Rio est revenu au niveau observé au début des années 2000.

Raids sur la plage

Fin janvier, sur la plage d'Ipanema, alors que des centaines d'habitants et de touristes profitaient du soleil dominical de l'été austral, La Presse a été témoin du retour de ce qu'on appelle ici des arrastões, des raids criminels qui avaient disparu de ces quartiers depuis des années.

En une fraction de seconde, la foule en maillot de bain s'est levée, et chacun a agrippé ses effets personnels pour déguerpir au pas de course. Le groupe était poursuivi par de jeunes voleurs armés qui balayaient la plage pour tout voler.

Au coucher du soleil, sur une avenue du quartier touristique de Copacabana, La Presse a de nouveau été témoin du phénomène. Des jeunes ont encerclé deux autobus et ont tenté de se hisser par les fenêtres pour voler les passagers.

La police militaire n'a pas eu d'autres choix que d'installer des postes temporaires sur les plages. Des policiers zigzaguent maintenant entre les parasols et titubent dans le sable fin avec leurs grosses bottines.

L'anthropologue Lenin dos Santos Pires n'est pas surpris de cette augmentation fulgurante de la petite criminalité. «Avant la pacification, dans les favelas, où les narcotrafiquants et les milices étaient rois et maîtres, il y avait des règles tacites qui interdisaient le vol et l'attaque d'autrui», relate l'expert.

Dans ces fiefs, les chefs de bande n'hésitaient pas à ordonner qu'on assassine ou qu'on pende sur la place publique ceux qui étaient pris en flagrant délit. «Depuis que le crime organisé a été chassé de plusieurs favelas, les petits criminels ont le champ libre et ils commettent leurs crimes sur un plus vaste territoire. La police est trop occupée dans sa chasse aux narcotrafiquants et dans la pacification des favelas pour s'attarder à eux.»

À cette situation déjà complexe s'ajoute le retour de certains narcotrafiquants lourdement armés dans trois des plus grands complexes de favelas de Rio, connues comme les plaques tournantes du trafic de drogue. Au cours des six derniers mois, huit policiers ont été abattus dans ces favelas «pacifiées» et des postes de police communautaires ont aussi été incendiés.

Après des mois d'affrontements, le secrétaire à la Sécurité publique de Rio, José Mariano Beltrame, a finalement répliqué, début mai. Quelque 2000 policiers supplémentaires ont été déployés dans les rues de la ville. Sept mille militaires seront aussi dispersés dans la ville durant le Mondial.

«Les gens n'ont plus le sentiment d'être en sécurité à Rio et ils ont raison. Ce n'est plus sécuritaire», tranche Lenin Pires. «Est-ce que vous croyez vraiment que plus de policiers dans les rues rime avec plus de sécurité? Bien sûr que non», lance sans hésitation le spécialiste du milieu criminel de l'Université fédérale Fluminense.

«Ici, on ne fait que mettre des hommes dans la rue. On n'a pas de plan de prévention de la criminalité. Il y a deux ans, on a investi des millions dans la construction d'un énorme centre de contrôle relié à des centaines de caméras partout dans la ville. Et qu'est-ce qu'on a fait par la suite? On a fermé l'interrupteur principal! Pourquoi? Parce que les autorités n'ont pas une vision de prévention, mais plutôt de répression. On se sert du centre de contrôle quand il y a des manifestations ou des situations d'urgence et on a vu avec quelle violence les policiers les ont réprimées en juin dernier».

Marcia da Silva Pereira partage l'analyse de l'anthropologue criminaliste et en rajoute. «Pendant la Coupe du monde, les touristes n'auront rien à craindre. Les caméras de surveillance seront allumées et il y aura de la sécurité tous les 50 mètres. Mais après? On se demande, nous qui vivons ici, ce que sera notre quotidien une fois que l'armée et les caméras de télévision du monde entier seront parties.»

Camilio Silveira n'est pas plus optimiste. «Je suis allé à la police et j'ai identifié mon agresseur. Mais tout le monde sait ici qu'il ne sera jamais arrêté», déplore le jeune homme.

«Je ne suis qu'un cas de plus dans les statistiques. Mais si tous ceux qui sont victimes d'un crime à Rio prenaient le temps de remplir un rapport de police, les chiffres seraient tellement plus effrayants qu'ils seraient forcés de faire quelque chose.»

«Ne pas crier»

«Ne pas réagir, ne pas crier et, surtout, ne pas argumenter», tels sont les conseils adressés aux touristes qui se rendront à São Paulo durant le Mondial. La police civile de l'État vient de publier une brochure en anglais, en français, en espagnol et en portugais à l'intention des étrangers qui mettront le cap sur cette ville de 20 millions d'habitants. L'objectif est d'éviter l'assassinat d'étrangers. À São Paulo, les latrocinios, ces vols qui tournent en homicide, sont en hausse de 9%.

L'exode des narcos

Accrochée aux parois de la montagne dominée par la statue du Christ rédempteur, la favela Santa Marta a été la première à être libérée du contrôle des narcotrafiquants, en décembre 2008, quand l'État de Rio y a implanté la première unité de police pacificatrice (UPP) de la ville.

Depuis, 38 unités de police pacificatrices ont été implantées à Rio et ont permis de chasser les criminels de plus du quart des 1071 favelas de la ville.

D'ici la fin de 2014, Rio comptera 45 UPP. Si le gouverneur de l'État est réélu en octobre, le programme de pacification des favelas va se poursuivre à un rythme accéléré jusqu'aux Jeux olympiques de 2016.

Le programme s'inspire d'une initiative qui a connu du succès à Medellín, en Colombie. De nombreux élus et les forces de l'ordre souhaitent qu'il soit «étatisé» afin d'éviter qu'il ne soit aboli en cas d'élection d'un gouverneur réfractaire à cette initiative, largement appuyée par les habitants de Rio.

La pacification ne fait toutefois pas que des heureux. Des villes comme Niteroi et São Gonçalo connaissent une hausse fulgurante de la criminalité avec le déménagement des criminels vers la périphérie de Rio. La décision d'éviter les confrontations avec les narcotrafiquants en les avisant des semaines à l'avance que la police va reprendre le contrôle d'une favela où ils sont implantés fait en sorte que les criminels migrent vers d'autres secteurs de la région métropolitaine qui étaient jusque-là relativement paisibles.

Les favelas de Rio

1071

Favelas où vivent 20% des 6 millions d'habitants de la ville

264

Favelas pacifiées surtout à proximité des zones touristiques

38

UPP (Unités de police pacificatrice) implantées depuis décembre 2008 dans les favelas pacifiées

9543

Policiers militaires «communautaires» patrouillent dans les favelas pacifiées

65%

Baisse du taux d'homicides dans les favelas pacifiées (Institut brésilien de la statistique)

Le stade Maracana

Construit pour la Coupe du monde de soccer de 1950, ce stade mythique accueillera la finale du Mondial 2014 et sera le théâtre des cérémonies d'ouverture et de clôture des Jeux olympiques de 2016

La criminalité en chiffres

56 337

Le nombre de personnes assassinées au Brésil en 2012, au 3e rang des pays les plus meurtriers du monde après le Honduras et le Salvador.

77%

La hausse du nombre de personnes abattues par la police en janvier 2014 à Rio (criminels, innocents ou suspects).

8 sur 10

Les Brésiliens qui ont «très peur» d'être assassinés.

385

Les personnes tuées l'an dernier à São Paulo après avoir résisté à une tentative de vol.

250%

La hausse de la petite criminalité dans certains quartiers de Rio depuis janvier.

118%

La hausse du nombre d'attaques d'autobus dans le but de voler les passagers à Rio en janvier 2014, comparativement à janvier 2013.