Quinze ans après le lancement de la «Révolution bolivarienne» d'Hugo Chavez, le Venezuela est déstabilisé par des manifestations quotidiennes, souvent réprimées dans le sang. Devant la menace, le président Nicolas Maduro accélère la dérive autoritaire de l'État, promettant de briser les manifestations «comme un organisme éradique une infection».

Les images montrent un pays sur le point de basculer: des pneus qui brûlent, des avenues gonflées d'étudiants en colère, des étagères vides dans les commerces, des motocyclistes qui tirent dans la foule, tuant des manifestants d'une balle au thorax ou dans la tête.

Or, la crise qui a éclaté au Venezuela au cours des dernières semaines surprend les experts, qui cherchent à expliquer ce soulèvement populaire dans le pays de 30 millions de personnes, frappé par une inflation hors de contrôle et de graves pénuries, mais où la majorité continue d'appuyer le gouvernement.

«Le Venezuela n'est pas l'Ukraine, explique Victor Armony, professeur au département de sociologie de l'UQAM. Le gouvernement élu dirigé par Nicolas Maduro n'est pas sur le point d'abandonner le pouvoir. Pour le moment, Maduro sert sa réponse traditionnelle: il se dit victime d'un complot fasciste, et il répond de manière violente dans la rue.»

Au moins 13 citoyens sont morts et près de 150 autres ont été blessés depuis le début des manifestations, il y a trois semaines. Plusieurs ont été atteints par balles, dont Genesis Carmona, 22 ans, étudiante élue reine de beauté, tuée d'une balle dans la tête mercredi dernier alors qu'elle participait à une manifestation d'étudiants contre le gouvernement dans la ville de Valencia.

Si l'on se fie aux statistiques, la personne qui a tiré sur Genesis Carmona ne sera jamais identifiée, et encore moins jugée.

Ricardo Peñafiel, professeur associé au département de sciences politiques de l'UQAM et chercheur au Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL), note que l'appareil judiciaire ne fonctionne pas au Venezuela.

«Le Venezuela est le pays de l'impunité: 90% des crimes ne débouchent jamais sur une enquête, et les rares enquêtes débouchent rarement sur une condamnation, dit-il. Tout cela, dans un pays qui compte 26 000 meurtres par année.»

Pénuries

En plus de l'insécurité, le pays vit des pénuries de produits de première nécessité, dont la farine, le beurre, les oeufs, le papier hygiénique, les serviettes hygiéniques et les médicaments. Échaudé par une tentative de coup d'État fomentée par l'élite économique en 2002, le gouvernement a récemment imposé diverses mesures de contrôle des prix, allant même jusqu'à envoyer des militaires dans des commerces.

Francisco Toro, Montréalais d'origine vénézuélienne et fondateur de Caracas Chronicles, site d'analyse de l'actualité au Venezuela, note que le Venezuela a, dans les faits, implanté une politique de désindustrialisation: depuis l'arrivée des socialistes au pouvoir, en 1999, la production de canne à sucre, de fruits et de céréales est en baisse - malgré une hausse de près de 25% de la population depuis cette date.

«Hugo Chavez a misé la prospérité du pays sur le pétrole, avec lequel il pouvait importer ce qu'il voulait, dit M. Toro. Ça a marché durant plusieurs années. Aujourd'hui, cela ne suffit plus.»

Pour M. Toro, les pénuries au Venezuela ont une résonance personnelle: sa tante, qui habite Caracas, est atteinte d'un cancer et n'a plus accès aux médicaments pour sa chimiothérapie.

«Et ce ne sont pas seulement les gens atteints du cancer qui souffrent: les gens atteints du VIH n'ont plus accès aux médicaments antirétroviraux», dit-il. Dans un texte d'opinion publié dans le New York Times cette semaine, M. Toro rappelle que les manifestations ont commencé le 4 février, quand des étudiants de la ville de San Cristóbal sont descendus dans la rue pour dénoncer l'absence d'enquête sur le viol d'une étudiante de première année sur leur campus.

Le gouvernement a dispersé violemment la manifestation, utilisant du gaz poivre et arrêtant deux étudiants.

«Le lendemain, les étudiants ont manifesté à nouveau, car ils voulaient défendre leur droit de manifester. La répression a été encore plus brutale. Puis d'autres campus dans d'autres villes ont commencé à manifester.»

Pour M. Armony, le Venezuela a «toujours été polarisé» depuis le début de la révolution bolivarienne de Chavez, il y a 15 ans. Mais les problèmes économiques importants changent la donne.

«On assiste à un désenchantement chez la population, qui est aux prises avec un taux de criminalité en forte hausse, avec des pénuries... Vous pouvez avoir une sensibilité de gauche, mais quand votre salaire ne vous permet plus d'élever vos enfants dans la dignité, le système ne fonctionne plus.»

La question est de voir si les millions de «chavistas», les partisans purs et durs de la révolution socialiste, vont descendre dans la rue pour dénoncer leur gouvernement. M. Toro dit que les gens de l'extérieur sous-estiment le rôle des médias d'État au Venezuela, les seuls qui peuvent parler de politique, qui présentent une propagande continue, traitant tous les manifestants de «fascistes payés par les États-Unis pour déstabiliser le pays».

«C'est un message grossier, à la limite du ridicule, mais il est répété chaque minute de chaque jour dans des centaines de stations de radio, à la télé, dans les journaux, etc. Le gouvernement crée une mentalité de siège, et se présente comme la seule solution possible face au chaos.»

Ricardo Peñafiel note que le président Nicolas Maduro joue avec le feu s'il continue à réprimer les manifestations dans la violence.

«Historiquement, dans la région, c'est souvent la répression qui est responsable de la perte de contrôle. Hugo Chavez l'avait bien compris, mais Maduro n'a pas le quart de l'intelligence de Chavez.»

Les grands acteurs de la crise

Nicolas Maduro, 51 ans

Protégé de feu Hugo Chavez, Nicolas Maduro a été élu lors de l'élection présidentielle du 14 avril 2013. Lors d'élections pour la mairie de 337 villes, en décembre, le parti socialiste de Maduro a récolté 49% des votes, contre 43% pour les partis de l'opposition, donnant un second souffle au président dans sa lutte contre les «forces économiques» qui veulent freiner la révolution bolivarienne, selon lui.

Henrique Capriles, 41 ans

Politicien de l'opposition, Henrique Capriles a perdu l'élection présidentielle contre Maduro l'an dernier. «Hugo Chavez était devenu célèbre après sa tentative ratée de coup d'État en 1992, et Henrique Capriles a fait la même chose, dans le coup d'État raté contre Chavez en 2002», dit Ricardo Peñafiel, professeur associé au département de sciences politiques de l'UQAM et chercheur au Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL).

Leopoldo Lopez, 42 ans

Leopoldo Lopez est emprisonné depuis une semaine au Venezuela, après avoir convoqué une manifestation sur Twitter en disant qu'il souhaitait trouver «une sortie du régime par la rue». «C'est de la sédition, donc il a été accusé et s'est livré, dit M. Peñafiel. Ça a fait de lui la figure emblématique de l'opposition. En 2002, il était parmi les protagonistes de la tentative de coup d'État contre Chavez, comme Capriles. Il joue bien ses cartes pour créer l'image du martyr.»

Photo AFP

Nicolas Maduro

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