L'indignation et la mobilisation qui ont sanctionné en Bolivie la répression d'une marche indigène contre une route amazonienne, ont consacré un divorce entre le président Evo Morales et sa base populaire, indienne, une rupture annoncée mais pas forcément irrémédiable.

Trois démissions de ministres et d'un vice-ministre, une vague de condamnations, une grève générale mercredi: le gouvernement aura chèrement payé la dispersion musclée par la police d'un millier d'indiens amazoniens, dont des femmes et enfants, dimanche à Yucumo (nord-est).

L'intervention n'a fait que quelques blessés, mais semble avoir marqué les esprits: «la police envoyée contre des indigènes: la symbolique est très forte» s'agissant d'un président indien (aymara), souligne Hervé do Alto, politologue spécialiste du MAS, le parti d'Evo Morales. «Les marcheurs ont gagné la bataille symbolique».

Mais plus que la répression elle-même, c'est le différend sur le projet étatique de route à travers le «Tipnis», ce parc naturel d'un million d'hectares territoire ancestral de 50 000 indiens, qui a marqué un tournant, estime Diego Ayo, politologue de l'Université San Andres.

Car ce conflit cumule les contradictions de Morales sur des thèmes sur lesquels il a bâti sa «différence»: la démocratie consultative, avec les communautés, la «Pachamama» (Terre mère), la non-allégeance aux capitaux étrangers (ici le Brésil, financier et bénéficiaire de la future route).

Le masque est tombé, résume M. Ayo: «quelques arbustes n'arrêtent pas le développement (...) et les petits peuples indigènes restent décoratifs».

Mais le divorce entre le gouvernement socialiste et sa base couvait depuis un an, relèvent les analystes, citant le dur conflit social de juillet 2010 à Potosi (sud), les hausses des prix des carburants de fin 2010 et l'augmentation générale du coût de la vie.

Au sein des couches populaires, «le mécontentement est là, surtout sur les conditions de vie, sur le panier de la ménagère qui a augmenté. Et cette «révolution» qui n'arrive guère», relève Robin Cavagnoud, sociologue travaillant sur la précarité à El Alto, la cité-dortoir jouxtant La Paz.

«Le conflit n'a fait que consacrer nombre de tensions qui étaient contenues» dans l'hétérogène majorité de Morales, note M. do Alto.

La prouesse du Mouvement vers le Socialisme (MAS), dans les années 2003-04 culminant avec la présidentielle 2005, avait été d'avoir rassemblé radicaux, modérés, paysans, mineurs, indigènes, classes moyennes, en un mouvement aggloméré, plus qu'un vrai parti.

«Il y avait une cohésion fictive, ou plutôt diverses cohésions», analyse M. Ayo: une cohésion «de patrimoine» avec le monde paysan, cultivateur de coca, une cohésion «plus ethnique, idéologique» avec des ONG indigènes, et une cohésion «pragmatique, opportuniste», avec la classe moyenne et les syndicats.

À présent, «l'élan social qui a porté le MAS se fragmente», explique M. Cavagnoud, pour qui «le gouvernement est isolé».

«Il lui sera difficile de regagner la confiance: la violence contre les déshérités (les marcheurs) a causé un profond malaise», prédit le politologue Carlos Cordero.

À la mi-septembre, en plein conflit sur le Tipnis, la popularité d'Evo Morales avait dégringolé à 37%. Mais elle avait chuté plus lourdement (32%) fin 2010, après les hausses des prix autrement plus prégnantes pour les Boliviens, et s'était rétablie depuis.

En outre, estime M. Ayo, même certaines ONG indigènes qui sont aujourd'hui vent debout, telle la Cidob, pourraient voir Morales comme un «moindre mal», par exemple face à une droite libérale, quand viendra la présidentielle de 2014. «Même si ce coup-ci, il aura peut-être besoin du deuxième tour», au contraire de 2005 et 2009.