La contestation étudiante qui crispe depuis trois mois le Chili traduit un désenchantement social plus large, celui d'une classe moyenne à la peine malgré une économie performante, et qui réinvente le «cacerolazo», un tintamarre de défiance aux autorités.

Deux fois en dix jours, en soutien de marches mobilisant plus de 70 000 étudiants, des milliers d'habitants de Santiago ont sorti casseroles, poêles, et cogné avec ardeur: au passage des cortèges, mais aussi tard dans la nuit à La Reina, Providencia, et Nunoa, quartiers réputés «sages» de classes moyennes ou montantes.

Ce «vacarme social» est né dans les années 70, grogne de classes moyennes contre le gouvernement socialiste de Salvador Allende.

Mais il a resurgi, et est resté associé aux années 80 et à la défiance contre la dictature d'Augusto Pinochet: une forme de protestation quasi-irrépressible, incontrôlable, depuis sa maison, son jardin.

«Cinq ans à étudier, 15 ans à payer!» clamaient les banderoles dans les rues, illustrant la situation de centaines de milliers de jeunes contraints à l'emprunt pour l'université.

Ce ras-le-bol s'étend à bien davantage de Chiliens, qui s'agacent de ne pas surnager dans une économie pourtant «performante» (croissance de 8% sur 2011).

«On vit une révolution de classe moyenne; des gens qui ont leur enfant à l'université, mais sont asphyxiés de dettes, et qui commencent à s'interroger sur le sens de la vie», analyse pour l'AFP le sociologue et ancien conseiller présidentiel Euguenio Tironi.

«Cela rappelle Mai 68 (en France), quand ce sont les fils de la bourgeoisie qui descendirent dans la rue».

Les conversations au bureau, de voisinage, sur les réseaux sociaux traduisent un soutien au mouvement étudiant, et au-delà de l'éducation, interrogent un modèle qui ne satisfait plus assez de monde.

«Depuis le retour de la démocratie (en 1990), le Chili a avancé sur une voie de développement, mais d'une intégration sociale insuffisante. Beaucoup sont parvenus sur la rive, face à la Terre promise de la classe moyenne, mais sans pouvoir franchir la rivière», diagnostique le sociologue Patricio Navia, qui soutint en 2010 l'alternance à droite avec Sebastian Piñera.

Le système éducatif à deux vitesses, où la qualité de l'enseignement est intimement liée aux ressources, freinant de fait l'ascenseur social, est le produit du «modèle» chilien depuis les années 80, jugent ses critiques.

«Même dans ses rêves, le Tea Party n'a jamais imaginé un pays comme celui qu'ont dessiné nos +Chicago Boys+ (les économistes libéraux qui entouraient Pinochet): charge fiscale au plus bas, État minimisé, dérégulation quasi totale», résume Mario Waissbluth, un observateur respecté de l'éducation au Chili.

Résultat: de même que la croissance record (5% sur 25 ans) masque de criantes inégalités, le Chili a le meilleur PISA (test scolaire international) d'Amérique latine, mais «une ségrégation obscène en terme de résultats, ou de composition sociale des écoles et universités» note-t-il.

Sans renier une offre public/privé, il faudrait que le pouvoir dise: «nous allons sauver l'éducation publique, coûte que coûte», plaide Waissbluth, qui a été reçu mercredi au ministère pour exposer ses vues sur une sortie de crise.

Car ce que craignent nombre de Chiliens avec les «cacerolazos» d'antan est le retour des cocktails Molotov, de la répression policière et des discours radicaux, à droite comme à gauche.

Ainsi l'ex-président Eduardo Frei (centre-gauche) évoquant un Chili «au bord de l'ingouvernabilité». Ainsi le chef de Rénovation nationale (droite) Carlos Larrain fustigeant les «subversifs inutiles» dans les rues.

«Les Chiliens ne veulent pas ruiner la fête, ils veulent juste une égalité de chances», résume Navia.