À 16 ans, Karina Ibarra n'avait pas l'âge de sortir dans les bars. Le 31 janvier, elle a pourtant fait ce que font bien des adolescents. Elle a bravé l'interdit. Une faute bénigne dans la plupart des villes du monde, mais qui peut être fatale à Ciudad Juárez, où la plupart des gens se terrent à la maison dès que le soleil se couche. Karina n'est pas tombée sous les balles des narcotrafiquants. Elle a été abattue par un policier.

À Juárez, cela revient souvent au même. «Nous étions au bar quand une bagarre a éclaté, raconte Carmen, amie de Karina. La bagarre s'est poursuivie dans la rue. Des policiers sont arrivés en camionnette, les phares éteints. Ils ont tiré sur tout le monde.» Karina a reçu une balle en plein visage. Sa mère, Mirna Soria, est inconsolable. «Elle ne voulait que s'amuser avec ses amis. Elle n'était pas armée!»

Déployée en force par le président Felipe Calderon pour lutter contre les cartels qui sèment la mort à Juárez, la police fédérale a fait, avec Karina, sa quatrième victime innocente en moins de deux semaines. Même le garde du corps du maire de Juárez n'y a pas échappé. Il a été abattu en pleine rue, le 25 janvier. «Nous avons peur, dit Carmen. Si la police ne respecte même pas le maire, elle ne respectera jamais des citoyens ordinaires comme nous.» Il y a de quoi avoir peur. Juchés à l'arrière de camionnettes, les 5000 policiers fédéraux qui sillonnent les rues de la ville ont l'air menaçant. Masqués, ils patrouillent en gardant leurs mitraillettes pointées sur les passants et les automobilistes. S'ils cachent leur visage, c'est qu'ils craignent d'être identifiés - et tués - par les narcotrafiquants. Juárez est sans doute la seule ville du monde où les bons sont forcés de porter des masques et où les méchants commettent leurs crimes en plein jour, en toute impunité. Plusieurs diraient que «bons» est un mot mal choisi.

Ici, les policiers ont la réputation d'être presque aussi dangereux que les narcotrafiquants. Ils sont perçus comme étant inefficaces, corrompus ou, pire, meurtriers. Mal payés, ils sont souvent recrutés par les cartels pour passer de l'information. Et fermer les yeux sur leurs sales besognes.

Un ancien membre d'un cartel rencontré à la prison de Juárez affirme avoir eu la collaboration de la police lorsqu'il faisait des enlèvements. «Quand j'avais une commande, je savais que la police ne passerait pas dans le secteur.» Il dit avoir liquidé «environ la moitié» de ses 20 victimes, faute d'avoir obtenu une rançon. Le maire de Juárez, Hector Murguia, s'indigne de la mort de son garde du corps. Le policier n'aurait pas pris la peine de lui demander de s'identifier avant de l'abattre. Il l'aurait confondu avec un membre du crime organisé. L'affaire a jeté un froid entre le maire et les autorités fédérales. M. Murguia n'exige pas pour autant le retrait des policiers fédéraux de sa ville. Il sait bien que les 2700 agents de la police municipale ne suffiraient pas à la tâche. Et que Juárez s'enfoncerait encore davantage dans la violence et le chaos. «Je dépense déjà la moitié du budget de la Ville en sécurité, dit-il. Pour lutter contre le crime organisé, on nous recommande 7000 policiers. Même en y consacrant le budget entier, je n'arriverais pas à tous les embaucher! Nous avons besoin du soutien fédéral. Seul un fou peut envisager de mettre celui qui l'aide à la porte.»