C'était une paisible vallée agricole où les policiers réglaient des chicanes de clôture. C'est aujourd'hui le fief incontesté des narcotrafiquants. Dans les villes et villages de la vallée de Juárez, au nord du Mexique, des maires et des policiers ont été enlevés, lynchés, décapités. D'autres ont fui sans demander leur reste. C'est une terre abandonnée. Sans foi ni loi. Bienvenue au Far West.

Des carcasses de maisons brûlées se dressent à chaque coin de rue de Guadalupe, comme un rappel constant de la menace qui pèse sur ses habitants. Impossible d'oublier qui sont les vrais maîtres de cette petite ville de la vallée de Juárez, au nord du Mexique.

Nous nous arrêtons pour prendre des photos. Un homme se dépêche de faire rentrer ses deux enfants à la maison. Bientôt, la rue est déserte. Des gens nous épient de leurs fenêtres. La tension est lourde. On se croirait dans un western, juste avant la scène du duel final.

Sauf que nous ne sommes pas au cinéma.

La chape de plomb qui pèse sur Guadalupe, comme sur la douzaine de villes et villages de la vallée de Juárez, n'est que trop réelle. Depuis quatre ans, des milliers d'habitants ont fui. Ceux qui restent vivent avec la peur au ventre. Ici, on joue du fusil en toute impunité. Comme au temps des cow-boys.

La loi du silence

La vallée de Juárez est le fief des narcotrafiquants. Elle longe la frontière du Texas sur une centaine de kilomètres. C'est le point de transit des cartels, qui font passer ici des tonnes de drogue aux États-Unis. Et, en sens inverse, les armes dont ils ont besoin pour poursuivre une guerre qui a déjà fait 35 000 morts au Mexique.

Ils sont probablement au courant de notre présence. Ils paient des «faucons» pour surveiller les allées et venues dans la vallée. Avant nous, d'autres journalistes ont été poursuivis et chassés manu militari.

De toute façon, par instinct de survie, les habitants ne parlent jamais des 500 meurtres commis dans leur vallée. Pas plus que des maisons incendiées, des enlèvements, des décapitations. À peine évoquent-ils «la situation». C'est la loi du silence.

Une guerre sans merci

Gustavo de la Rosa peut parler. Il a habité la vallée pendant 25 ans. Aujourd'hui, le directeur de la Commission des droits de la personne de l'État de Chihuahua se déplace à Ciudad Juárez avec 12 gardes du corps. Chaque soir, il rentre à El Paso, au Texas. «Pour mieux dormir», explique-t-il.

«Avant, il n'y avait jamais de problèmes» dans cette communauté de 20 000 habitants, raconte M. de la Rosa. Les paysans cultivaient les champs de coton qui s'étirent à perte de vue. «La police réglait des chicanes entre voisins.»

Tout a basculé quand le président Felipe Calderon a juré d'en finir avec les narcotrafiquants, à la fin de 2006. Aujourd'hui, les ruines calcinées qui se succèdent au bord de la route font penser à un territoire dévasté par la guerre.

Et c'en est une. Une guerre de territoire entre les cartels de la Sinaloa et celui de Juárez. Une guerre sans merci, presque une campagne d'extermination, qui a fait de cette vallée paisible l'un des fronts les plus meurtriers de la planète.

Les «narcos» ne se sont pas contentés de s'entretuer. Ils ont aussi abattu des dizaines de policiers. «La vallée n'a plus de protection, dit M. de la Rosa. C'est une terre abandonnée. La moitié des habitants ont fui. L'économie est dévastée. Le taux d'homicide y est trois fois plus élevé qu'à Juárez», ville déjà ultraviolente.

«Ceux qui restent sont les gens les plus courageux du monde. Spécialement les femmes. Ce sont elles qui ont pris les choses en mains dans la vallée.»

Quitte à en payer le prix de leur vie.

Une ville sans policiers

Erika Gandara était la dernière policière de Guadalupe. À seulement 28 ans, et sans expérience, elle était même chef de la police municipale. Il faut dire que personne ne s'était précipité pour succéder à un homme dont la tête avait été retrouvée sur la place principale de la ville.

Un policier qui travaillait sous les ordres de la jeune femme a été abattu. Les sept autres ont démissionné. Elle s'est retrouvée seule au poste. Elle n'a pas lâché. Elle a continué à patrouiller, pistolet à la main et mitraillette à l'épaule.

Le 23 décembre, une dizaine d'hommes l'ont enlevée dans sa maison avant d'y mettre le feu. On ne l'a jamais revue.

Depuis, Guadalupe est une ville sans policiers. Lors de notre passage à l'hôtel de ville, pratiquement désert, le maire n'était pas disponible pour en discuter. Ni de cela, ni des quatre maires assassinés avant lui dans la vallée.

Figure décorative

Le comité d'accueil n'est guère plus chaleureux dans la ville voisine de Praxedis.

Ici aussi, une femme a été nommée chef de police. En novembre, le joli minois de Marisol Valles, 20 ans, a fait le tour du monde. On l'a présentée comme la femme la plus courageuse du Mexique, qui allait affronter les cartels sanguinaires de la vallée.

Sauf qu'encore une fois, nous ne sommes pas au cinéma.

«Marisol n'est qu'une figure décorative», dit Lucy Sosa, journaliste au quotidien El Diario. Les narcos disposent de moyens quasi illimités dans la vallée. «Ils construisent des ponts de fortune pour traverser le Rio Bravo. Ils ont même aménagé un aéroport clandestin. Difficile de croire qu'une fille de 20 ans peut combattre ça.»

Marisol Valles ne donne plus d'entrevues. «Elle ne s'attendait pas à une telle attention médiatique. Elle a pris peur», croit Mme Sosa. Sur la porte d'entrée de la station de police de Praxedis, on a affiché les avis de recherche de sept hommes disparus. Sous les feuilles de papier, la porte vitrée est pleine de trous de balles.

Plata o plomo

Marisol Valles ne porte pas d'arme. Elle ne sait pas tirer. Elle fait un travail de police communautaire, conçoit des programmes sociaux, et laisse la bataille des cartels à l'armée et à la police fédérale.

C'est aussi ce que fait Olga Herrera Castillo, chef de police à Villa Luz, au sud de Juárez. Elle rage contre les médias qui présentent les policières de la région comme des guerrières à l'assaut des cartels. «Ça peut être dangereux pour nous», dit-elle.

«Nous luttons contre la drogue en offrant plus d'occasions aux jeunes», dit Javier Melendez, maire de Villa Luz. Dans cet esprit, il a transformé la station de police locale... en école. «Nous avons même remplacé les armes des policiers par des outils. Ce sont eux qui ont aménagé les salles de classe.»

Ces gens n'ont pas abdiqué. Seulement, ils n'ont pas les moyens de lutter contre de puissants cartels, mille fois mieux équipés qu'eux. Alors, ils se mêlent de leurs affaires. C'est une question de survie.

Erika Gandara ne s'est pas mêlée de ses affaires. Son travail, disait-elle, était de protéger le public. Pas de faire dans le social ou l'humanitaire.

Elle se tenait debout. Elle savait que bon nombre de policiers, dans les petites villes comme la sienne, finissent par se mettre au service des cartels. Leur choix est clair: plata o plomo. L'argent ou le plomb. La corruption ou la mort.

«S'ils veulent me tuer, ils peuvent le faire. Je ne veux pas être impliquée dans ces affaires sales», avait déclaré Mme Gandara un mois avant de disparaître.

Elle a choisi le plomo.