Trente-quatre ans après les faits, le procès pour l’assassinat de Thomas Sankara s’ouvre au Burkina Faso, avec un petit coup de pouce de Montréal. Le principal accusé ne sera toutefois pas dans le box…

Aziz Fall est soulagé. Après avoir été reporté de deux semaines, un nouveau procès pour le meurtre de Thomas Sankara, assassiné en 1987, s’ouvre lundi au Burkina Faso.

Pour ce professeur de sciences politiques à l’UQAM et à l’Université McGill, ces audiences sont l’aboutissement d’une longue démarche jalonnée de multiples processus judiciaires. C’est lui qui, depuis 25 ans, coordonne « à bout de bras » la campagne internationale Justice pour Thomas Sankara, avec un collectif d’avocats français, africains et canadiens.

Son but : identifier les coupables et faire condamner l’ex-président burkinabé Blaise Compaoré, principal accusé dans cette affaire.

« Cette audience est historique, car cela fait des années qu’on cherche à tourner la page de l’impunité », résume le politologue d’origine sénégalo-égyptienne, joint à ses bureaux de la rue Beaudry à Montréal.

PHOTO OLYMPIA DE MAISMONT, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des gens posent pour une photo près de la statue de Thomas Sankara, lors de la cérémonie du 34e anniversaire de l’assassinat de l’ancien président, à Ouagadougou, le 15 octobre dernier.

Quatorze personnes doivent comparaître devant le tribunal militaire de Ouagadougou, pour déterminer « la chaîne de responsabilités » ayant conduit au meurtre de celui qui était alors président du Burkina Faso.

Elles sont accusées de « complicité d’assassinats », de « recel de cadavres » et d’« attentat à la sûreté de l’État ».

Mais il y aura un absent de taille dans le box : Blaise Compaoré.

Exilé en Côte d’Ivoire depuis 2014, l’ex-président burkinabé a choisi de ne pas comparaître. Ses avocats dénoncent un « procès politique » et invoquent l’immunité que lui confère son statut d’ancien chef d’État, alors que leur client est sous le coup d’un mandat d’arrêt international.

PHOTO FABRICE COFFRINI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Blaise Compaoré, ancien président du Burkina Faso, en 2010

Blaise Compaoré avait succédé à Sankara, quelques jours à peine après l’attentat de 1987. Début d’un interminable règne qui allait durer 27 ans, jusqu’à ce qu’il soit renversé par une insurrection populaire en 2014, alors qu’il souhaitait modifier la Constitution pour briguer un cinquième mandat….

Il a toujours nié avoir commandité l’assassinat de celui qui était son ami et frère d’armes, s’évertuant plutôt à « anesthésier » le souvenir de Sankara, selon Aziz Fall.

Un mythe

Arrivé au pouvoir par un coup d’État révolutionnaire en août 1983, Thomas Sankara reste un mythe aux yeux de nombreux Africains.

Ouvertement anti-impérialiste, ce militaire au sourire ravageur mène pendant quatre ans un projet de société décolonialiste, axée sur la souveraineté et la justice sociale.

PHOTO DANIEL LAINE, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

4 août 1985. L’ancien président Thomas Sankara passe en revue les troupes dans les rues de Ouagadougou, lors de la célébration du deuxième anniversaire de la révolution du Burkina Faso.

Il maîtrise bien l’art du symbole. En 1984, il rebaptise la Haute-Volta – ancienne colonie française – du nom de Burkina Faso, qui signifie « patrie des hommes honnêtes » en langues mooré et dioula. Puis met au rancart le parc de Mercedes du gouvernement pour équiper ses ministres de Renault 5…. sans chauffeurs, de préférence !

Jeune, charismatique, voire cool (il joue de la guitare), il est surnommé le Che Guevara africain. Il incarne l’Afrique nouvelle, décomplexée, qui souhaite s’affranchir de l’aide financière occidentale, en instaurant notamment un important programme d’autosuffisance alimentaire.

Mais ses positions et son intransigeance le desservent sur le plan international… ainsi qu’à l’interne. Il polarise son entourage et s’éloigne progressivement de son bras droit Blaise Compaoré.

Le 15 octobre 1987, vers 16 h, des hommes armés font irruption dans la salle de réunion où se trouve Thomas Sankara, au siège du Conseil national de la révolution. Le président sort les mains en l’air, mais est abattu de plusieurs balles, ainsi que la douzaine de collaborateurs qui se trouvent avec lui.

Cet attentat crée une onde de choc dans le pays, tandis que les corps sont enterrés dans une fosse commune en banlieue de Ouagadougou. On ne les exhumera qu’en 2015, après le départ de Compaoré…

Quel rôle pour la France ?

Pour Aziz Fall, il ne fait aucun doute que la France a joué un rôle de premier plan dans l’assassinat de Thomas Sankara.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Aziz Fall, professeur de sciences politiques à l’UQAM et à l’Université McGill et coordonnateur de la campagne internationale Justice pour Thomas Sankara

« On voit très bien que les intelligences des pays étrangers étaient liées », dit-il.

Peu probable, toutefois, que les archives des services secrets français, déclassifiées à la demande d’Emmanuel Macron, valident ces accusations.

Dans ces trois lots, ils ont lâché ce qu’ils ont bien voulu lâcher et on voit qu’il y a des traces des choses qui ne nous ont pas été livrées. Les documents qui compromettent la France, pour l’instant, on ne les voit pas. Mais on voit en filigrane qu’il y a des choses en amont qui ne sont pas livrées.

Aziz Fall, professeur de sciences politiques à l’UQAM et à l’Université McGill

On peut aussi regretter les limites d’un procès où le principal suspect brillera par son absence.

Mais ces audiences n’en demeurent pas moins « essentielles » pour le Burkina Faso, qui n’a jamais entièrement tourné la page.

C’est particulièrement vrai pour la génération qui a grandi sous Blaise Compaoré et pour qui Thomas Sankara demeure un mythe romantique.

« Pour eux, le procès Sankara, c’est un peu le procès du régime de Blaise Compaoré, c’est le procès du péché originel », résume l’avocat Reed Brody, conseiller chez Human Rights Watch, spécialisé dans la chasse aux dictateurs africains.

PHOTO JOE PENNEY, ARCHIVES REUTERS

« Justice », peut-on lire sur ce graffiti dans les rues de Ouagadougou photographié en 2015, près duquel se trouve le visage de l’ancien président Thomas Sankara.

Pour Reed Brody, le procès est d’autant plus symbolique qu’il survient au terme d’une longue croisade pour la justice menée par des acteurs de la société civile.

« Pour un continent gangrené par l’impunité, c’est hautement symbolique », dit-il.

Une démarche qui aboutira ?

Qui a tué Thomas Sankara et les 12 hommes qui étaient avec lui ? D’où venaient les ordres ? Qui était complice ?

Selon Aziz Salmone Fall, la réconciliation « tant attendue » n’aura pas lieu tant que cette vérité ne sera pas connue et que justice ne sera pas enfin rendue.

Il reste à savoir si l’État burkinabé, fragilisé par les attaques djihadistes et l’influence persistante des anciens soutiens de Compaoré, aura les reins assez solides pour aller jusqu’au bout.

« C’est ce que beaucoup de gens se demandent », conclut Aziz Fall, avec une pointe d’inquiétude.

Le procès devrait « durer de trois à quatre mois », selon diverses sources.