Depuis le 4 novembre, plus de 45 000 Éthiopiens ont fui la guerre civile ravageant la région du Tigré pour se réfugier au Soudan voisin. La situation des femmes – enceintes ou venant d’accoucher – y est particulièrement préoccupante. Notre collaboratrice a visité deux camps de réfugiés à la frontière. Récit.

(Hamdayet) Le périlleux exil des femmes

Enkubahri Berhanu flotte dans sa longue tunique turquoise ornée de rosaces bordeaux, crème et kaki. Assise sur l’un des lits de l’infirmerie de fortune du camp de transit soudanais d’Hamdayet, cette mère de 24 ans se remet lentement d’un calvaire qui a bien failli lui coûter la vie.

Le 9 novembre, l’hôpital éthiopien de Humera, dans lequel cette diplômée en comptabilité venait de donner naissance à ses jumelles, a été bombardé par l’armée fédérale. Il s’agit de l’une des attaques menées dans le cadre de l’assaut lancé le 4 novembre par le premier ministre Abiy Ahmed pour reprendre le contrôle de la province du Tigré, située dans le nord de l’Éthiopie.

PHOTO AMANUEL SILESHI, AGENCE FRANCE-PRESSE

Un Nobel de la paix en guerre : le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed

Enkubahri Berhanu s’est enfuie avec son mari, Brhanukiros Berhanu. « Elle venait de subir une épisiotomie et peinait à marcher. Elle perdait du sang, mais nous n’avions pas d’autre solution, alors nous avons tenté de faire cesser les saignements à l’aide de vêtements », raconte ce dernier.

Deux jours plus tard, le couple a été séparé en échappant aux militaires éthiopiens. Enkubahri Berhanu s’est alors réfugiée près de la rivière Tekezé « sans nourriture ni habits propres », précise son mari. « Elle était avec sa mère et sa sœur, et moi avec ma mère, ma sœur, mon frère et son père. Nous nous demandions s’ils étaient toujours en vie et vice-versa. Ces jours ont été très éprouvants. »

  • Des réfugiés éthiopiens arrivent sur la berge de la rivière Tekezé, qui sépare l’Éthiopie du Soudan, le 2 décembre.

    PHOTO NARIMAN EL-MOFTY, ASSOCIATED PRESS

    Des réfugiés éthiopiens arrivent sur la berge de la rivière Tekezé, qui sépare l’Éthiopie du Soudan, le 2 décembre.

  • Une réfugiée avec son poupon après avoir franchi la rivière.

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    Une réfugiée avec son poupon après avoir franchi la rivière.

  • D’autres femmes traînent péniblement les possessions qu’elles ont pu transporter.

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    D’autres femmes traînent péniblement les possessions qu’elles ont pu transporter.

  • Après avoir franchi la rivière, des réfugiés se rendent au camp le plus proche, à Hamdayet, dans l’est du Soudan.

    PHOTO NARIMAN EL-MOFTY, ASSOCIATED PRESS

    Après avoir franchi la rivière, des réfugiés se rendent au camp le plus proche, à Hamdayet, dans l’est du Soudan.

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Ces jeunes parents appartenant à l’ethnie tigréenne ont fini par se retrouver pour traverser la rivière et rejoindre, comme plus de 45 500 Éthiopiens, le Soudan voisin. N’empêche qu’ils sont toujours angoissés, tant par l’incertitude de leur installation dans un camp permanent que par le manque de nourriture, d’abri et d’accès à l’hygiène. Un sentiment partagé par nombre de réfugiés, mais amplifié chez les femmes enceintes ou accompagnées de nouveau-nés.

Manque de lait

« Trois Éthiopiennes viennent, comme Enkubahri Berhanu, d’accoucher de jumeaux. Nous avons donc besoin de lait infantile en complément de l’allaitement », explique Sama Abakar, une Soudanaise âgée de 27 ans qui s’occupe bénévolement de l’infirmerie d’Hamdayet sous la houlette de l’antenne locale du ministère de la Santé. Elle recense 17 naissances en un mois, tandis que beaucoup de femmes approchent du terme de leur grossesse. Outre le lait, les couches, les vêtements et les sous-vêtements font défaut.

PHOTO NARIMAN EL-MOFTY, ASSOCIATED PRESS

Des réfugiées patientent devant un lieu où sont distribués des produits essentiels dans le camp « Village huit ».

À environ 100 km au sud, dans le camp de transit du « Village huit », ce sont les protections hygiéniques qui manquent, huit jours après les premières arrivées, selon les médecins éthiopiens, eux-mêmes réfugiés, mais pourtant à l’œuvre, en attendant que les organisations internationales prennent le relais.

L’un d’eux, Daryelowm Guedj, a reçu, le 15 novembre, une femme souffrant d’abondants saignements utérins. « Nous lui avons administré des hormones pour les faire cesser. Mais cela pourrait être dû à une tentative d’avortement », avance-t-il, loin de paraître surpris qu’une femme refuse de poursuivre sa grossesse à des centaines de kilomètres de chez elle, sans accès à l’eau potable ni même à une douche ou à des sanitaires.

Donner naissance en pleine fuite

Rencontrée quelques jours avant son accouchement, Ymeker Geramew, qui appartient à la petite minorité d’Amharas placée à sa demande à l’écart des Tigréens, espérait pouvoir être conduite à temps à l’hôpital de Gedaref, chef-lieu de l’État soudanais du même nom. Quelques femmes ont eu cette chance, mais elles ont dû, auparavant, endurer plusieurs heures de trajet sur une route cabossée et attendre de longues minutes le bateau leur permettant de rejoindre l’autre rive de la rivière de Setit.

PHOTO BAZ RATNER, REUTERS

Un couple de réfugiés éthiopiens, Atiklti et Salam Gberedanos, et son poupon né dans le camp « Village huit ». Il était âgé de 22 jours quand la photo a été prise, le 2 décembre dernier.

Abrahat Walamaria a, elle, dû interrompre sa fuite du petit village tigréen de Baratat pour accoucher. « Elle s’est reposée une nuit, puis nous sommes repartis le lendemain », raconte son frère. Pour cette jeune mère orthodoxe, se pose désormais le problème de trouver une église pour faire baptiser son nouveau-né et choisir son nom. Un rite devant impérativement être accompli dans les 40 jours suivant la naissance.

Malnutrition et pénurie de médicaments

Autant de sources de stress qui empêchent certaines femmes d’allaiter. C’est le cas de Frohini Tadeser, qui n’a pas une goutte de lait pour nourrir son nourrisson de 8 jours qu’elle porte, enroulé dans un plaid décoré de chats, à l’infirmerie du « Village huit ».

À quelques mètres, Afbdelfattah Aroun, l’un des membres de la localité soudanaise d’Al Fashaga venus prêter main-forte aux médecins éthiopiens, mesure le tour du bras d’un enfant âgé d’une douzaine de mois. Il est en état de malnutrition modérée.

La pénurie de médicaments génère enfin son lot de deuils. Alamtsehay Gebretsadik, femme au foyer de 36 ans, a fui les bombardements s’étant abattus sur la ville tigréenne d’Humera. Elle est partie avec ses deux filles âgées de 18 et 20 ans. Mais, en ce 30 novembre, seule la benjamine se tient à ses côtés, la dépassant d’une demi-tête.

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Des réfugiées qui ont fui les combats en Éthiopie attendent une distribution de nourriture dans un camp situé dans l’est du Soudan, le 1er décembre dernier.

« Quand nous sommes arrivées à Hamdayet, nous n’avions pas d’abri et nous dormions à même le sol. Ma fille aînée souffrait d’une maladie du cœur, mais elle n’avait pas ses médicaments et n’a pas pu voir de médecin à temps », déplore sa mère. La jeune Tigréenne est finalement morte à l’hôpital de Kassala, à plus de quatre heures de route.

Pour Alamtsehay Gebretsadik, le responsable de cette tragédie n’est autre que le premier ministre Abiy Ahmed qui vient de proclamer, le 28 novembre, la prise de Mekelé, la capitale du Tigré. Une information impossible à confirmer, car les télécommunications demeurent coupées dans cette région. Tandis que la souffrance des réfugiés et la peur animant en particulier les mères, ou futures mères, ne fait aucun doute.

Un afflux de réfugiés difficile à gérer

Quel sort attend les réfugiés au Soudan ? Leur route ne s’est pas arrêtée en traversant la frontière. La plupart devront être installés à l’intérieur des terres, dans des campements permanents, une opération qui s’annonce délicate.

Certains réfugiés du Tigré sont arrivés par la rivière Tekezé qui sépare le village éthiopien d’Eldima de la petite ville soudanaise d’Hamdayet, où un camp de transit a été monté par les autorités soudanaises et les organisations internationales. À 170 km de là, un deuxième point d’entrée se situe au niveau de la ville de Ludgi. Les réfugiés véhiculés rejoignent ensuite le camp de transit du « Village huit » par leurs propres moyens, tandis que les autres sont acheminés en camion par l’armée soudanaise.

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Préparation d’un déjeuner dans le camp d’Hamdayet par où transitent au Soudan de nombreux réfugiés de la guerre qui fait rage dans le Tigré, en Éthiopie.

Situé dans les terres, le camp d’Um Rakuba a, lui, été monté à la hâte pour accueillir des réfugiés à long terme. « Les premiers transferts ont été effectués le 13 novembre, alors même qu’il n’y avait aucun abri ni aucune installation sur cette parcelle », souligne Jean-Nicolas Dangelser, chef de mission pour Médecins sans frontières au Soudan.

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Le camp d’Um Rakuba, dans l’est du Soudan

Vingt jours plus tard, près de 10 500 réfugiés avaient rejoint ce camp, pouvant héberger un maximum de 20 000 personnes, raison pour laquelle les autorités soudanaises envisagent d’ouvrir un second lieu d’accueil permanent, également éloigné de la frontière.

Un représentant de l’État de Gedaref, dont fait partie le « Village huit », explique qu’une distanciation est nécessaire pour respecter le droit international stipulant que les réfugiés doivent être protégés du conflit qu’ils ont fui. Mais certains humanitaires présents sur place mentionnent la crainte du Soudan de voir la région frontalière s’embraser. Et redoutent que ces déplacements s’effectuent contre le gré des réfugiés.

Distribution alimentaire prisée
  • Une famille éthiopienne en exil s’inscrit au registre de distribution alimentaire du camp d’Um Rakuba.

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    Une famille éthiopienne en exil s’inscrit au registre de distribution alimentaire du camp d’Um Rakuba.

  • Tandis que d’autres se pressent à l’extérieur en vue de s’inscrire à leur tour.

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    Tandis que d’autres se pressent à l’extérieur en vue de s’inscrire à leur tour.

  • Le commissaire européen à l’Aide humanitaire et à la Réaction aux crises, Janez Lenarcic (au centre), lors d’une visite du camp d’Um Rakuba, le 3 décembre dernier.

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    Le commissaire européen à l’Aide humanitaire et à la Réaction aux crises, Janez Lenarcic (au centre), lors d’une visite du camp d’Um Rakuba, le 3 décembre dernier.

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Plusieurs d’entre eux expriment en effet leur refus de s’écarter davantage de leur domicile et de leurs terres, qu’ils espèrent regagner dès la fin du conflit, ainsi que de leurs proches, dont ils demeurent sans nouvelles. Difficile aussi de convaincre ces derniers de rejoindre des camps dénués d’installations alors que certaines se mettent progressivement en place dans les camps de transit.