Chemise noire déboutonnée sur la poitrine, sourcils froncés, débit nerveux, l’homme qui fixe la caméra s’appelle Mohamed Ali et il en a gros sur le cœur.

Le régime du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, accuse-t-il, est corrompu, et il dépense des fortunes pour construire villas et palais, alors que le peuple crève de faim.

PHOTO TIRÉE DE L'INTERNET

Mohamed Ali

S’il le sait, avoue d’emblée Mohamed Ali, c’est qu’il vient lui-même de l’intérieur de ce sérail. Car cet entrepreneur égyptien a collaboré pendant 15 ans à des projets de l’armée, qu’il accuse d’ailleurs d’avoir floué sa propre entreprise, Amlak, d’une vingtaine de millions de dollars.

Mohamed Ali a mis en ligne sa première vidéo le 2 septembre dernier, depuis Barcelone, ville espagnole où il s’est récemment exilé. Des vidéos quasi quotidiennes ont suivi. Et le vendredi 20 septembre, des milliers d’Égyptiens ont suivi son appel pour descendre dans les rues afin d’exiger le départ du président al-Sissi.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Le vendredi 20 septembre, des milliers d’Égyptiens ont suivi l’appel de l’entrepreneur Mohamed Ali pour descendre dans les rues afin d’exiger le départ du président al-Sissi.

Le vendredi suivant, les autorités n’ont pas pris de risque : des milliers de militaires ont été déployés dans les rues des grandes villes du pays, la célèbre place Tahrir du Caire a été complètement bouclée, sans oublier une vague d’arrestations massives qui a fait atterrir quelque 2000 protestataires derrière les barreaux. Des centaines de manifestants n’en ont pas moins marché pour réclamer le départ du maréchal Sissi.

Le train de la révolte

Plus de huit ans après les protestations du Printemps arabe qui avaient chassé du pouvoir l’ancien président Hosni Moubarak, les rues égyptiennes sont de nouveau entrées en ébullition. Devant la répression, le mouvement va peut-être ralentir. Mais pour Amr Magdi, expert de l’Égypte au sein de Human Rights Watch, « le train de la révolte est sorti de la gare et il ne va pas s’arrêter ».

Qui est donc cet entrepreneur qui, depuis son exil, a allumé la mèche de la contestation ?

Inconnu du grand public, c’est aussi un acteur de films de série B qui s’est illustré en jouant dans une œuvre financée par le ministère égyptien de l’Immigration et visant à décourager les Égyptiens de prendre la mer pour fuir en Europe.

Le jour où L’autre terre a été projeté au festival des films du Caire, il y a trois ans, tous les billets avaient été vendus. Pas étonnant : c’est Mohamed Ali qui les avait tous achetés !

Si ses messages vidéo, devenus viraux sur l’internet, ont fait un tel tabac, c’est que le personnage a réussi à toucher les gens, analyse Amr Magdi.

« Le fait qu’il vienne de l’intérieur des cercles militaires lui a donné de la crédibilité, et la langue qu’il utilise, loin de celle des élites politiques, a plu à des millions d’Égyptiens. »

Et s’il a réussi à si bien atteindre une corde sensible, souligne Amr Magdi, c’est parce que sous al-Sissi, les Égyptiens souffrent.

D’abord, à cause d’une répression brutale et largement répandue. 

Ce régime n’a pas l’ombre d’une tolérance pour la dissension pacifique ou pour la liberté d’expression. À côté de lui, Moubarak était un champion des droits de la personne !

Amr Magdi, de Human Rights Watch

L’analyste énumère les dizaines de milliers de prisonniers politiques, surtout des jeunes, les milliers de civils qui ont subi des procès militaires, les innombrables journalistes qui ont échoué derrière les barreaux.

Mais les souffrances sont aussi de nature économique. Pas loin du tiers de la population égyptienne vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Il y a quatre ans, c’était 27,8 %.

Les budgets des services publics ont subi des coupes draconiennes, et sous la pression d’un programme d’austérité, l’inflation a explosé. « Les pauvres se sont appauvris, les classes moyennes sont devenues pauvres », résume Amr Magdi.

Des palais « pour l’Égypte »

Les dépenses somptuaires du régime tranchent avec le quotidien de la majorité des Égyptiens. Alors, quand Mohamed Ali dénonce la construction d’un hôtel de 2 milliards de livres égyptiennes (160 millions de dollars canadiens) dans le 5e district du Caire, le message choque. « Tout le monde le comprend », dit Amr Magdi.

PHOTO CHARLES PLATIAU, ARCHIVES REUTERS

Abdel Fattah al-Sissi, président de l’Égypte

« Bien sûr que je construis des palais présidentiels, et j’en construirai encore, ils ne sont pas pour moi, mais pour l’Égypte », a rétorqué le président al-Sissi aux accusations de Mohamed Ali. Un message peu convaincant, qui a plutôt remis de l’huile sur le feu.

Piqué par ce soulèvement populaire, le régime a été jusqu’à convaincre le propre père de l’entrepreneur-comédien, l’ancien haltérophile Abdul Khalek, de dénoncer son fils à la télévision d’État. Les bulletins de nouvelles des réseaux officiels ont décrit Mohamed Ali comme « répétitif et ennuyant ». Ce qui n’a pas empêché ses vidéos d’être visionnées par des centaines de milliers d’Égyptiens.

Les motivations de Mohamed Ali suscitent quelques doutes. Ses liens économiques avec l’armée alimentent la théorie selon laquelle il agirait au nom d’un groupe plus large, souhaitant réaliser un « coup d’État en douceur » contre le président, comme le suggérait récemment le réseau Al-Jazira.

Mais qu’il ait agi de sa propre initiative ou pas, ses dénonciations ont d’ores et déjà fissuré le contrôle que le dictateur al-Sissi, arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État militaire en 2013, exerce sur la société égyptienne depuis six ans.