Alors que l’Algérie et le Soudan viennent de forcer le départ de potentats longtemps considérés comme indélogeables, l’Égypte s’enfonce dans la dictature. Le président Abdel Fattah al-Sissi, qui mène le pays d’une main de fer, souhaite faire adopter une réforme constitutionnelle devant lui permettre de rester au pouvoir jusqu’en 2030, voire au-delà.

Que prévoit la réforme en question ?

Abdel Fattah al-Sissi, militaire de carrière, a pris la tête du pays en 2013 à l’issue d’un coup d’État ayant permis de renverser, dans le sang, le régime de Mohamed Morsi. Il a ensuite été élu président en 2014 avec 96 % des voix lors d’un scrutin contesté, avant d’obtenir en 2018 un second mandat qui devait être son dernier. La réforme prévoit qu’il pourrait rester en poste deux ans de plus que convenu et briguer un troisième mandat devant le mener jusqu’en 2030. Amr Magri, spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord rattaché à Human Rights Watch, note que le régime a déjà évoqué la possibilité d’une modification constitutionnelle ultérieure qui lui permettrait potentiellement de rester dirigeant à vie.

PHOTO FOURNIE PAR LA PRÉSIDENCE ÉGYPTIENNE/ARCHIVES REUTERS

Abdel Fattah al-Sissi, président de l’Égypte

Est-ce que la réforme se limite à cette question ?

Non, les mesures proposées vont bien au-delà de la durée possible du mandat du potentat égyptien. Elles visent aussi à lui donner un contrôle accru du système judiciaire, déjà sous son influence, et confèrent officiellement à l’armée un rôle central dans la vie politique du pays. Amr Magri note que la réforme constitutionnelle permettra aux militaires d’intervenir pour « annuler des élections dont le résultat est jugé inacceptable », voire pour « destituer le président ». Selon l’analyste, il n’est pas impossible que la latitude donnée à l’armée revienne hanter un jour Abdel Fattah al-Sissi, qui est aujourd’hui bien en selle. « L’Égypte devient une dictature militaire à part entière », relève-t-il.

Est-ce que la société civile risque de pâtir de la réforme ?

Amr Magri souligne que le régime égyptien mène depuis plusieurs années une répression tous azimuts qui laisse très peu de place à la moindre contestation. De nombreux militants et journalistes ont été traînés devant des tribunaux militaires, qui imposent de lourdes peines sans aucune transparence. Les médias sont contrôlés et toute trace de dissidence, y compris en ligne, est rapidement réprimée. Les organisations non gouvernementales ont été réduites à peau de chagrin. La réforme constitutionnelle à venir revient en quelque sorte à « institutionnaliser l’autoritarisme » qui a déjà cours dans le pays, souligne Nancy Okail. Cette militante égyptienne, qui a été condamnée in absentia à cinq ans de prison lors d’un procès visant plusieurs organisations non gouvernementales, note que la répression est « pire que jamais ». Ce qui inclut, précise-t-elle, la période où l’ex-président Hosni Moubarak était au pouvoir.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le Parlement égyptien a approuvé hier un amendement à la Constitution permettant au président Abdel Fattah al-Sissi, élu en 2014 et accusé de graves violations des droits de la personne, de rester au pouvoir jusqu’en 2030.

La réforme peut-elle être bloquée ?

Human Rights Watch note que l’adoption de la réforme par le Parlement, hier, était une simple formalité puisque les élus ne disposent pas de véritable pouvoir face à Abdel Fattah al-Sissi. Le référendum qui suivra dans les prochains jours n’a pas non plus de chance de mener à un désaveu puisque l’exercice sera verrouillé par le régime, indique Amr Magri. Les pressions venant de l’extérieur du pays demeurent par ailleurs limitées. Les États-Unis, sous la gouverne du président Donald Trump, se montrent peu soucieux de la question des droits de la personne, relève Nancy Okail, qui voit dans l’approche du chef d’État américain une certaine continuité avec ses prédécesseurs, y compris l’administration de Barack Obama.

Les Égyptiens doivent-ils renoncer à toute perspective démocratique ?

Nancy Okail se préoccupe peu de savoir si la réforme constitutionnelle marque la fin définitive des espoirs soulevés par le Printemps arabe de 2011 dans le pays. L’important, dit-elle, est que la contestation continue malgré la répression. « Personne n’abandonne. Évidemment, il y a beaucoup de déception, mais ça n’empêche pas les gens de protester », affirme la militante, qui chapeaute aujourd’hui un institut de recherche établi à Washington soutenant la transition démocratique de pays du Moyen-Orient. Le départ récent d’Abdelaziz Bouteflika en Algérie et d’Omar el-Béchir montre clairement, souligne Mme Okail, qu’un régime apparemment indélogeable peut basculer soudainement. Abdel Fattah al-Sissi ne fera pas exception. « Peu importe le temps qu’il passe au pouvoir ou le niveau de répression qu’il exerce, ce n’est pas viable à long terme », conclut-elle.