(Alger et Tizi Ouzou) Après sept semaines de contestation, la révolte algérienne est à la croisée des chemins. Le régime qui tente de garder le contrôle de la transition commence à montrer ses dents. Si les manifestants maintiennent le cap, ils risquent d’entrer en collision frontale avec l’armée. De retour d’Algérie, notre journaliste dresse le portrait d’un pays qui marche sur un fil de fer, entre espoirs et périls.

Marcher, à l’ombre de l’armée

Déjà sept semaines à manifester dans les rues… Les Algériens n’avaient pas goûté une telle liberté depuis des lustres. Mais derrière l’euphorie, des inquiétudes commencent à poindre, a constaté notre journaliste.

Algérie — « Les marches, les marches, c’est bien, les marches, mais combien de temps peut-on marcher comme ça ? Le peuple a besoin d’être orienté. »

C’est l’avocate Samia Saou Idres, une brunette s’exprimant avec fougue, qui lance ce cri du cœur devant une trentaine de personnes réunies pour discuter de la stratégie à adopter après plus de six semaines de manifestations contre le régime algérien.

Nous nous trouvons dans une salle communautaire de Tizi Ouzou, à une centaine de kilomètres d’Alger. Autour de la grande table de bois jonchée de bouteilles d’eau et de tasses de café, il y a des avocats, des journalistes, des enseignants, des médecins.

PHOTO AGNÈS GRUDA, LA PRESSE

Ourida Lounis, Linda Hadjeb, Nassima Chafai et Samia Saou Idres, quatre avocates qui faisaient partie du groupe d’une trentaine de personnes réunies dans une salle communautaire de Tizi Ouzou pour penser la direction à donner à la suite de la révolte algérienne.

Ils ont tous vécu l’euphorie des premières protestations, fin février, ils ont exulté en voyant qu’ils pouvaient occuper l’espace public, critiquer librement le régime d’Abdelaziz Bouteflika, ce président honni qui les a dirigés pendant 20 ans, avant d’être poussé vers la porte, sous la pression de la rue.

Ils ont aussi éprouvé de la fierté en voyant leurs jeunes compatriotes descendre dans les rues, respecter le mot d’ordre salmiya – pacifique – et nettoyer sagement les rues avant de rentrer chez eux.

« Cette jeunesse n’est pas aussi démobilisée, pas aussi inconsciente, pas aussi dépolitisée qu’on le croyait, c’est une surprise immense », résume l’économiste Said Boumane, 67 ans, rencontré à l’Université Mouloud Mammeri à Tizi Ouzou.

Mais le mouvement de protestation vient d’entrer dans sa septième semaine. Le régime s’accroche. Il veut contrôler la transition. Les manifestants, eux, veulent voir rouler d’autres têtes, celles de proches collaborateurs de Bouteflika, qui n’ont aucune crédibilité à leurs yeux pour assurer le passage vers la démocratie. Ils souhaitent réécrire les lois fondamentales du pays, nommer un gouvernement de transition, prendre le temps d’organiser une nouvelle élection, pour éviter un retour à la case départ.

L’armée, qui tient les rênes du pouvoir depuis le départ du président, est inflexible. La passation des pouvoirs se fera en suivant la feuille de route prévue par la Constitution – c’est-à-dire en laissant le processus entre les mains de politiciens que la rue juge illégitimes. C’est l’impasse.

Bouillonnement

L’Algérie bouillonne. Il y a des manifs quotidiennes, des artistes, des étudiants et même des défenseurs des droits des animaux investissent les places publiques. Avant de se regrouper dans les grandes marches du vendredi.

Mais les tensions deviennent perceptibles sous l’atmosphère joyeuse et bon enfant des premiers jours. Des politiciens proréformes se font vilipender par la foule, des femmes sont prises à partie. S’agit-il de provocations destinées à justifier la répression ?

Déjà, les forces de sécurité, qui jusqu’à maintenant se tenaient en retrait des manifestations, sortent de leur réserve. Mardi, pour la première fois, des manifestants ont été arrosés à coups de canons à eau et de gaz lacrymogènes, dans la capitale. Ils ont répondu avec humour, en apportant des pots de fleurs sur les lieux de l’affrontement : comme ça, la prochaine fois, l’eau servira à les arroser et ne sera pas gaspillée…

Les canons à eau ont de nouveau servi hier, alors que les manifestants dénonçaient la nomination du président par intérim, Abdelkader Bensalah, un proche de Bouteflika, censé rester en poste jusqu’à l’élection fixée au 4 juillet. Là encore, certains ont misé sur l’humour, en apportant... des bouteilles de shampoing à la manif. Tant qu’à prendre une douche... Mais derrière les sourires point l’inquiétude. Comment faire pour empêcher que ces événements ne fassent tout déraper ?

« Le mouvement a besoin d’un projet plus précis, d’un guide qui va le mener à bon port », suggère le psychiatre Mahmoud Boudarene, lors de la réunion des « collectifs » de Tizi Ouzou. Comme plusieurs autres, il se demande si le concept d’un mouvement sans porte-parole n’a pas atteint ses limites.

C’est la journaliste Kamela Haddoum qui évoque, devant ses collègues, le plus effrayant des scénarios.

« Nous devons être vigilants, il suffit de peu pour justifier un état d’exception ! », avertit-elle.

À ses yeux, les minidérapages des derniers jours sont autant de provocations, « des signes préliminaires » d’un régime à la recherche de prétextes pour sortir l’artillerie lourde : la loi martiale.

Les raisons de la colère

Les ruelles escarpées de la casbah d’Alger, classée patrimoine mondial par l’UNESCO, grimpent abruptement entre des bâtiments délabrés. Les fresques qui recouvrent certains murs sont écaillées, des fissures lézardent les tuiles de céramique héritées de l’ère ottomane. Ici et là, des maisons se sont carrément écroulées, ce qui a fait fuir leurs occupants.

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Mohamed Ait Abdelmalek, 68 ans, a grandi dans les ruelles et sur les terrasses de la casbah d’Alger.

Mohamed Ait Abdelmalek, 68 ans, est un enfant de la casbah. Il a grandi dans ses ruelles et sur ses terrasses qui ont abrité les chapitres les plus héroïques de la guerre d’Indépendance.

Mais devant l’image des maisons en ruines, il soupire : « Vous voyez, c’est pour ça qu’on fait la révolution. »

Il ne comprend pas comment un régime qui vient d’investir plus de 3 milliards pour construire une gigantesque mosquée surplombant la baie d’Alger n’a pas réussi à préserver le joyau historique de la capitale.

Les raisons pour détester le régime qui a fait entrer l’Algérie au XXIe siècle ne manquent pas. « C’est Bouteflika qui a fait le plus régresser les droits de la personne », déplore la politicienne et militante Zoubida Assoul, un des visages les plus respectés du mouvement de contestation actuel, qui reproche au président déchu d’avoir « réduit le peuple à un tube digestif ».

Croisés au hasard des manifs, des Algériens reprochent au régime actuel d’avoir cédé le pays à une « mafia », d’avoir dilapidé ses ressources et d’avoir réduit les gens à devoir se battre de combine en combine pour survivre.

L’âge moyen des dirigeants algériens est de 70 ans, alors que les deux tiers de la population ont moins de 35 ans, souligne Zoubida Assoul.

« La corruption a gangrené la société de haut en bas. »

— Saïd Boumane, économiste

Selon l’économiste Saïd Boumane, les jeunes Algériens n’ont « que des perspectives de fuite ».

« Ils sont tous en instance de partir. Mais récemment, des étudiants ont commencé à me dire : “Si ça change, je reste.” »

Trouver le chemin

Les millions de manifestants qui prennent d’assaut les rues des grandes villes chaque vendredi depuis le 22 février savent donc ce dont ils ne veulent plus : d’un régime qui a verrouillé le pays pendant 20 ans. Et qui les a méprisés au point de penser qu’ils accepteraient la candidature d’un président qui a de la peine à se tenir droit dans son fauteuil roulant.

Ils savent grosso modo ce qu’ils veulent : plus de démocratie, plus de liberté, plus d’occasions, plus de respect.

C’est le chemin pour y arriver qui pose problème.

« Depuis le départ de Bouteflika, les manifestations partent dans tous les sens », déplore l’organisatrice communautaire Tassadit Guettaf.

« Il y a trop de demandes, on va se perdre dans les revendications. »

— Tassadit Guettaf, organisatrice communautaire

Chaque semaine, la jeune femme de 32 ans rencontre d’autres militants pour s’entendre sur les principaux messages à diffuser le vendredi suivant. Et ils fabriquent des pancartes à distribuer aux manifestants – afin d’éviter que des slogans extrémistes ne se glissent dans la foule. Donnant des prétextes justifiant une intervention de force.

Car l’un des grands périls qu’appréhendent les protestataires, c’est une intervention militaire qui mettrait le verrou sur la révolte.

« Depuis le départ de Bouteflika, la seule force en Algérie, c’est l’armée », dit le journaliste Hacen Ouali, du journal El Watan.

Déjà, « une dictature militaire se met en place », a affirmé le militant Djamel Zenati dans le même journal, mardi. Des avertissements qui tranchent avec le sentiment qui a dominé les premières semaines de la révolte : celui que l’armée « est avec le peuple ».

Depuis que le chef d’état-major de l’armée, Gaïd Salah, l’homme le plus puissant actuellement en Algérie, a confié la présidence à Abdelkader Bensalah, contrairement au vœu de la rue, tous les scénarios sont possibles.

Le mouvement de protestation s’éteindra-t-il ? Ou alors la manifestation prendra-t-elle de nouvelles formes ? Se donnera-t-elle un leader pour négocier avec le pouvoir ?

Mais surtout, le cas échéant, comment réagira l’armée ?

À suivre, dans les semaines à venir.

Les visages de la révolte

Ils sont étudiants ou jeunes travailleurs. Ils ont peu ou pas connu la terrible décennie noire des années 90. Et ils rêvent tous d’une nouvelle Algérie, libre, égalitaire et prospère.

Nabil Chebah

19 ans, étudiant en traduction, Alger

« Pour payer mes études, je fais de petits boulots, je vends des chargeurs de téléphone, des vêtements. Mais c’est difficile. J’ai des amis qui ont des diplômes et ils ne trouvent pas de travail. L’État nous empêche de réaliser nos rêves. Pourtant, nous avons un beau pays. On a du pétrole, la mer, les montagnes, le Sahara. L’Algérie est riche, mais le peuple n’a rien. Ils nous ont tout volé. »

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Nabil Chebah, 19 ans, étudiant en traduction, Alger

Akcil Ticherfat

25 ans, étudiant en statistiques et probabilités, Tizi Ouzou

« Le peuple a longtemps refusé de se réveiller, maintenant on voudrait être partout tout le temps. Nous nous sommes structurés, on a formé des groupes de nettoyage des rues, une de nos équipes a planté des dizaines d’arbres sur le campus. Les étudiants s’investissent. L’autre jour, nous faisions du slam et de la poésie sur une place de Tizi Ouzou, un policier s’est approché de nous, et quand il a compris ce qu’on faisait, il a dit qu’il voulait jouer avec nous.

« Ce qu’on cherche ? On voudrait vivre l’Algérie de demain dès aujourd’hui. On veut un pays qui fait du développement durable, qui respecte les droits de l’homme, les droits des artistes. »

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Akcil Ticherfat, 25 ans, étudiant en statistiques et probabilités, Tizi Ouzou

Melissa Sekhi

22 ans, étudiante en géologie

« Ce que je cherche ? La liberté de faire ce qu’on veut. Moi, en plus de mes études, je chante et je suis aussi comédienne. J’aimerais pouvoir m’exprimer sans restrictions. Je voudrais aussi plus de droits pour les femmes, plus d’égalité, mais sur ce point, je ne suis pas très optimiste. »

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Melissa Sekhi, 22 ans, étudiante en géologie

Selim Kadim

30 ans, travaille dans l’hôtellerie, dans le secteur pétrolier

« Je n’aurais jamais imaginé que le pays prendrait cette tournure à ce moment, c’est un moment historique pour notre génération. Avant cette mobilisation, les gens pensaient juste à leur boulot et à leur famille. Mais maintenant, on commence à se demander quelle sera la prochaine étape, on a peur d’échouer, ce ne serait pas la première fois qu’on se fait raconter des histoires. »

Djamel Temmour

23 ans, coiffeur

« Avec cette révolte, le peuple s’est surpris lui-même. On n’était rien, et du jour au lendemain, on est devenus civilisés. »

Tassadit Guettaf

32 ans, organisatrice communautaire

« Pour avoir des élections saines, ça nous aurait pris au moins un an, aucune force ne peut s’organiser en 90 jours. Dans notre système, on a des morts qui votent, ou des gens qui votent deux ou trois fois.

« On doit aller de l’avant avec les revendications, il faut avancer pour ne pas reculer. Car on risque sinon de tomber dans le piège de la Libye ou de l’Irak. »

Vivre après la décennie noire

PHOTO ABDELHAK SENNA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Une femme voilée passe devant un mur sur lequel il est écrit : « Bientôt État islamique ! », le 11 février 1992 dans la casbah d’Alger, au lendemain de l’instauration de l’état d’urgence par le président Mohamed Boudiaf.

En décembre 1991, quand le gouvernement a annulé la tenue des élections, les islamistes sont entrés dans une guérilla sanglante contre l’armée en terrorisant les civils. Des dizaines de milliers d’Algériens ont été assassinés durant les 10 années qui ont suivi. Aujourd’hui, les plaies sont encore vives chez plusieurs survivants.

Cherifa Kheddar, son frère Mohamed et sa sœur Leïla

Cherifa Kheddar n’oubliera jamais le 24 juin 1996. Ce jour-là, elle se trouvait dans la maison familiale de Blida, à une heure de route d’Alger, avec sa mère, son frère et sa sœur, quand elle a entendu un cri en provenance de la cuisine. En quittant sa chambre, elle a vu cinq hommes encerclant son frère, leurs armes pointées sur sa tempe.

« Les terroristes nous ont traités de mécréants, on avait une télé, on écoutait des chaînes étrangères, et ils m’avaient vue dans une émission expliquant les procédures électorales », se souvient Cherifa Kheddar.

Les agresseurs ont emmené Mohamed Reda dans la salle de bains où ils l’ont frappé avec un arrache-clou.

Quand ils ont décidé de s’en prendre à sa sœur Leïla, leur mère s’est interposée et Cherifa Kheddar a profité de la confusion pour s’échapper et aller chercher des secours. À son retour, il était trop tard. Dans la salle de bains, son frère semblait dormir sur un tapis rouge. Sa sœur avait été assassinée, elle aussi. Sa mère avait eu de la chance : la balle tirée dans sa tête n’avait fait que l’assommer.

À l’époque, Cherifa Kheddar avait 36 ans. « Je n’aurais jamais cru que je pourrais vivre aussi longtemps sans ma sœur et mon frère », dit-elle en essuyant une larme.

C’était la période de la « décennie noire », les années 90 durant lesquelles les islamistes intégristes, écartés du deuxième tour électoral qu’ils étaient en voie de remporter, ont plongé l’Algérie dans la terreur.

« Nous sortions de la maison sans être sûrs de pouvoir rentrer le soir, on ne prenait jamais le même chemin, pour échapper aux terroristes. »

— Cherifa Kheddar

À 58 ans, celle-ci dirige l’organisation Djaizarouna, vouée à la mémoire des quelque 100 000 Algériens, peut-être plus, qui ont péri pendant ce chapitre sanglant de leur histoire. Des années d’attentats, d’explosions, d’horreur pure.

Vers la fin des années 90, le président Liamine Zeroual lance une politique de réconciliation et promet des peines allégées aux terroristes qui se rendent aux autorités. Son successeur, Abdelaziz Bouteflika, poursuit avec une loi de la concorde. Mais en réalité, dit Cherifa Kheddar, il a offert « l’impunité aux bourreaux ».

« Bouteflika était complaisant avec les terroristes et méprisant avec les victimes. »

Surtout, son régime a carrément mis un couvercle sur la marmite d’une période douloureuse. « Il n’y a pas eu d’indemnisation proportionnelle aux préjudices subis, pas de stèles, pas de commémoration, les anciens criminels ont même pu recycler l’argent de leurs rackets. »

Car plusieurs anciens du Front islamique du salut (FIS), le parti qui était en tête du premier tour des élections de 1991, et dont le bras armé, l’Armée islamique du salut, avait contribué à semer la terreur, sont aujourd’hui de retour dans la vie publique algérienne. Ils prêchent dans les mosquées, sont fréquemment invités par des chaînes de télé, quand ils ne s’invitent pas carrément dans le débat public de l’heure.

L’un des cofondateurs du FIS, Ali Belhadj, conduit les prêches dans une mosquée de Kouba, à Alger. Récemment, une « Plateforme pour le changement » publiée par des opposants du régime a été cosignée par deux anciens leaders du FIS, Mourad Dhina et Kamel Guemazi.

Pour plusieurs Algériens, la présence de ces deux noms au bas du texte est un signe, inquiétant, indiquant que les islamistes « durs » se tiennent en embuscade derrière la porte…

Quand elle pense à une Algérie démocratique, Cherifa Kheddar rêve d’un pays qui soignera ses blessures, grâce à un processus de justice transitionnelle, comme l’a fait le Rwanda, par exemple.

Mais elle appréhende aussi un autre scénario : celui d’un détournement de la démocratie par des islamistes ultraconservateurs, héritiers des années de plomb dont le legs n’a jamais été réglé.

Aïssa Arab, son fils Nacer et son neveu Ifis

En 2001, Aïssa Arab a passé 80 jours en état de deuil. Les 40 premiers, c’était pour son fils Nacer, tué en avril, à l’âge de 23 ans, au début de ce qu’on a appelé le « printemps noir » de Kabylie. Et les 40 suivants, pour son neveu Ifis Ramdane, assassiné au dernier jour de la révolte, à l’âge de 18 ans.

En trois mois, la répression de manifestations étudiantes aura fait 128 victimes, ce printemps-là. Tous des élèves ou des étudiants, abattus dans la fleur de l’âge.

Après la mort de son fils, Aïssa Arab a été anéanti. « Je ne savais plus qui j’étais, mais j’ai vite oublié ma propre douleur devant celle des autres ; pendant ces trois mois, toute la Kabylie était en deuil », se souvient ce professeur d’arabe rencontré à Alger.

Aïssa Arab tient l’ancien président Abdelaziz Bouteflika responsable de ce carnage. « Il était le patron du ministre de la Justice, j’aurais aimé qu’il soit poursuivi. »

Il y a deux ans, le gouvernement algérien a fini par accéder à certaines des demandes des militants kabyles. Le tamazight est aujourd’hui reconnu comme langue nationale. Leur drapeau n’est plus interdit. Mais les gendarmes qui ont tiré à bout portant sur des garçons non armés n’ont jamais fait face à la justice.

Pire : la Kabylie a été laissée à l’abandon et plusieurs y voient une forme de punition pour les évènements de 2001.

« La Kabylie étouffe à tous points de vue et Bouteflika y a été pour beaucoup. »

— Saïd Boumane, économiste

La région n’a pas bénéficié de plans de développement prévus pour d’autres régions. Sa zone industrielle est déserte.

Le campus principal de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou abrite des bâtiments délabrés, la faculté des sciences commerciales ne possède même pas de toilettes.

« Est-ce qu’on vit dans le même pays ? Est-ce qu’on est des sous-Algériens ? », demande un autre professeur d’économie, Boukherouf Belkacem.

Pas étonnant que les habitants de Tizi Ouzou et des autres villes kabyles aient été parmi les premiers et les plus nombreux à descendre dans les rues, appelant au départ du régime Bouteflika.

Le dilemme des féministes

PHOTO RYAD KRAMDI, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESE

Sur cette photo prise le 29 mars, une militante algérienne – une petite fille coiffée du drapeau national sur les épaules – participe à une manifestation appelant au départ du président Bouteflika, à Alger.

Elles s’appellent Amina et Amel. Elles ont respectivement 36 et 32 ans. Elles préfèrent taire leur nom de famille. Et pas question qu’elles acceptent de publier leurs photos.

Le 29 mars dernier, Amina et Amel manifestaient en compagnie d’une vingtaine d’autres femmes dans ce qu’elles ont appelé un « carré féministe » – un petit îlot au milieu de la foule, devant l’entrée de l’université, près de la place Audin vers laquelle convergent les manifestants algériens, chaque vendredi.

C’était le sixième vendredi de manifestations. Des gars ont aidé Amina, Amel et leurs compagnes de l’organisation « Femmes algériennes pour un changement dans l’égalité » à accrocher leurs banderoles qui clamaient, en gros, que la démocratie passe par l’égalité des droits entre les deux sexes.

Le code de la famille algérien est encore loin, très loin de cet idéal. Devant un tribunal, le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme. Les femmes sont considérées comme des mineures ayant besoin d’un tuteur. Qui doit approuver l’homme qu’elles comptent épouser.

Ce vendredi-là, donc, alors que les manifestants continuaient à affluer vers la place Audin, il y a eu des cris dans la foule, se souvient Amina. Des voix agressives qui les traitaient de FEMEN – le groupe de féministes radicales connues pour peindre des slogans sur leur poitrine dénudée – ou de FLN – le parti qui a dominé la politique algérienne depuis que le pays a accédé à l’indépendance, il y a plus d’un demi-siècle.

« Les perturbateurs ont déchiré nos banderoles, ils nous criaient que ce n’était pas le moment, que de toute façon, nous avons déjà tous nos droits  », raconte Amina.

« Nous, nous voulions juste dire que la démocratie inclut l’égalité des femmes, que ça fait partie des droits de base. »

— Amina, manifestante du « carré féministe »

L’agression a fait du bruit. Amina et Amel ont donné plusieurs entrevues, se sont indignées sur leurs pages Facebook. Puis, elles ont décidé d’un commun accord de disparaître de l’écran radar. Pourquoi ?

« Nous avons senti que nos attaquants étaient des provocateurs, et les femmes sont des cibles faciles ; nous ne voulions pas être le prétexte pour détruire le mouvement de protestation, nous ne voulions pas qu’il soit discrédité à travers nous », expliquent les deux jeunes femmes, s’exprimant à tour de rôle, dans un café de la capitale.

Parmi les manifestants du vendredi qui a suivi cette agression, les opinions étaient partagées. Des étudiants dans la vingtaine croisés près de la place Audin ont martelé que sur le fond, les agresseurs avaient raison. Que « ce n’est pas le moment » de mettre de l’avant des demandes féministes. Que ça risque de diviser le mouvement, au moment où il a le plus besoin d’unité.

Parler d’une seule voix ou faire entendre la voix des femmes ?

Mais les critiques viennent aussi de féministes elles-mêmes. Cherifa Kheddar, qui dirige une organisation vouée à la mémoire des victimes de la décennie noire, juge que les organisatrices du « carré féministe » ont commis une erreur stratégique.

« Elles peuvent interpeller le pouvoir avec leurs demandes tous les autres jours de la semaine, mais le vendredi, nous devons poursuivre un seul objectif, parler d’une seule voix. »

— Cherifa Kheddar, qui dirige Djaizarouna, organisation vouée à la mémoire des victimes de la décennie noire

Elle va jusqu’à accuser le groupe de féministes d’avoir « mis en danger l’intégrité physique » d’autres femmes avec leur initiative. « Des femmes risquent maintenant d’avoir peur de sortir manifester, pour ne pas se faire agresser », craint-elle.

D’autres femmes, au contraire, estiment qu’en disant aux féministes de remettre leurs revendications à plus tard, les femmes risquent de rater le coche. « Moi, je dis qu’il faut revendiquer tous les droits maintenant, c’est le moment ou jamais, nous nous battons pour une nouvelle république laïque, égalitaire et respectueuse des droits de tous », énumère-t-elle.

« La voix des femmes est importante, on veut être entendues, on ne veut pas que cette révolution nous échappe », dit une jeune manifestante, Yasmine, croisée dans la foule du vendredi.

Amina, Amel et leurs compagnes continuent de penser qu’il n’y a pas de démocratie sans le respect des droits de celles qui représentent la moitié de la population. Elles continuent à manifester contre le pouvoir tous les vendredis. Mais pour l’instant, elles ont rangé leurs pancartes féministes…