L'aviation nigériane a largué mardi deux bombes sur Rann, dans le nord-est du Nigeria, faisant au moins 70 morts dans un camp de déplacés, a affirmé jeudi un employé de Médecins sans frontières (MSF) qui était sur place.

Le Nigeria a ouvert une enquête jeudi pour déterminer les circonstances du bombardement accidentel qui a fait au moins 70 morts près d'un camp de déplacés dans le nord-est du pays, où les opérations pour secourir les blessés se poursuivent depuis deux jours.

L'armée de l'air nigériane a annoncé avoir formé un comité d'enquête chargé de déterminer «les causes» et «les circonstances» de cet évènement tragique, afin «d'empêcher que cela ne se reproduise».

Une liste de 20 témoins a déjà été établie, et le comité, composé de hauts responsables militaires, devra présenter son rapport au plus tard le 2 février, a indiqué l'armée dans un communiqué. Aucun journaliste n'a été autorisé à se rendre sur les lieux.

Mardi, deux bombes ont été larguées successivement, alors que des humanitaires distribuaient de la nourriture à Rann, localité proche du Cameroun où près de 40 000 personnes ont trouvé refuge après avoir fui les violences du groupe islamiste nigérian Boko Haram.

Au moins 70 personnes ont été tuées, parmi lesquelles six volontaires de la Croix-Rouge locale, et plus de cent blessées, selon un bilan du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Ce bilan pourrait encore s'alourdir.

«La première bombe est tombée à 12 h 35 (...) Cinq minutes plus tard, l'avion a fait une seconde rotation et a largué une deuxième bombe», a déclaré Alfred Davies, coordinateur terrain pour Médecins sans frontières (MSF) au Nigeria, qui se trouvait sur place.

Alfred Davies n'a «pas vu l'avion», mais il affirme que «les bombes ont été lâchées sur des maisons» dans le centre-ville de Rann.

«Ceux qui faisaient la queue à cette heure-là pour recevoir des biens de première nécessité comme des nattes et des couvertures n'étaient pas dans le centre-ville et ont échappé aux bombes», a-t-il dit.

«Ce que j'ai vu est indescriptible», a-t-il déclaré. «Certains avaient les os brisés et les chairs déchirées, les intestins qui pendaient au sol. J'ai vu des corps d'enfants coupés en deux».

«Les tentes étaient littéralement jonchées de blessés, on ne pouvait pas circuler. Beaucoup d'entre eux étaient à l'extérieur, allongés sur des nattes sous des arbres», a ajouté M. Davies.

«Peur et incertitude»

Au lendemain de la catastrophe, une soixantaine de blessés, dont une majorité d'enfants, ont été évacués par hélicoptère vers la capitale régionale, Maiduguri, a indiqué le Bureau des Nations unies pour les Affaires humanitaires (Ocha).

Mais les opérations de secours sont extrêmement compliquées dans cette région isolée où de nombreux combattants islamistes sont encore retranchés.

L'armée nigériane mène une guerre quasiment à huis clos contre Boko Haram. Depuis 2009, date du début de l'insurrection armée du groupe islamiste, le conflit a fait plus de 20 000 morts et plus de 2,6 millions de déplacés.

Jusqu'à très récemment, les agences d'aide locales et internationales n'avaient pu se rendre à Rann en raison notamment des mauvaises routes et de l'insécurité, bien que les populations de manquent de tout, et principalement de nourriture.

MSF et la Croix-Rouge nigériane étaient sur place depuis moins d'une semaine.

«Cet épouvantable incident (...) a instillé la peur et l'incertitude au sein des organisations humanitaires» présentes dans le nord-est, a affirmé sous couvert d'anonymat un travailleur humanitaire à Maiduguri.

«Beaucoup d'organismes d'aide préféreront dorénavant opérer dans des endroits plus sûrs», au risque de laisser «un grand nombre de déplacés dans une situation dramatique», estime-t-il, affirmant que MSF a déjà transféré sa base de Rann vers la ville proche de Gamboru.

Le mois dernier, les autorités avaient annoncé avoir chassé les rebelles d'un de leurs derniers bastions, la forêt de Sambisa, dans l'État du Borno, mais les attaques sur les troupes comme sur les civils n'ont jamais cessé.

Le bombardement accidentel est une «conséquence du chaos de la guerre», a déclaré mardi le général nigérian Lucky Irabor qui commande les opérations contre Boko Haram, affirmant que l'armée pensait viser des combattants islamistes censés s'être regroupés dans la région.

«L'armée nigériane était censée nous protéger»

La petite Kaka-Hauwa Aji, 4 ans, hurle de douleur alors que deux infirmières, vêtues de longs hijabs blancs, tentent de désinfecter la plaie béante de son cou: l'enfant fait partie des survivants du bombardement sur le camp de déplacés de Rann, rapatriés en urgence dans la grande ville de Maiduguri.

Sa grande soeur de 7 ans, Ya-zahra Aji, est allongée sur le lit d'en face. Sa main droite est recouverte d'un large bandage: un morceau d'une bombe larguée par erreur par l'armée de l'air nigériane s'est plantée dans son corps.

Mardi matin, c'était le moment de la distribution alimentaire dans le camp de déplacés de Rann, dans le nord-est du Nigeria, région dévastée après 7 ans de conflit contre Boko Haram.

La mère des deux petites filles a dû les laisser, elles et leurs six frères et soeurs, dans la tente familiale, pendant qu'elle allait chercher de la nourriture.

Quelques instants plus tard, les bombes s'abattaient sur le camp.

«On a entendu le rugissement d'un avion de combat dans les airs, et après, une énorme explosion. On s'est tous mis à courir, car il était clair que le camp était attaqué», rapporte Fati Yasin, leur mère.

La jeune femme s'est tout de suite dirigée vers sa tente, où elle a trouvé ses deux petites filles blessées et leurs frères et soeurs en pleurs à leurs côtés, sous le choc.

Dans cette chambre de l'hôpital de l'État de Borno, à Maiduguri, géré par le Comité International de la Croix Rouge (CICR), les sept lits sont occupés par des victimes de ce bombardement «regrettable», comme l'a ensuite qualifié le président Muhammadu Buhari en exprimant ses condoléances.

Dans un lit, un bébé de 7 mois est allongé, anesthésié par la douleur ou par les médicaments. Les médecins viennent de lui retirer des morceaux de métal du cou et du pied.

Sa mère, Ngwari Mustapha raconte qu'elle portait son fils sur son dos, lorsque la première attaque a eu lieu.

«Mon autre enfant a été blessé aux deux jambes», raconte-t-elle en arabe shuwa, langue parlée dans les régions les plus reculées de l'État du Borno, à la frontière avec le Cameroun et le Tchad.

«Je pleure parce que mes enfants n'ont pas été blessés par Boko Haram, mais par l'armée. L'armée était censée nous protéger de Boko Haram».

Deux raids

L'armée nigériane a exprimé ses regrets. L'envoyé spécial du président à Maiduguri a regretté cet événement «très malheureux», ajoutant que ces «incidents de tirs amis sont aussi vieux que l'histoire de l'humanité».

Des combattants de Boko Haram avaient été aperçus non loin de là, dans le district de Kala-Balge, où se trouve Rann. Le camp de déplacés, où s'abritent des dizaines de milliers de personnes, a vraisemblablement été confondu avec un camp d'entraînement des djihadistes.

Médecins sans Frontières (MSF) ne se rendait à Rann que depuis samedi dernier. L'ONG conduisait des campagnes de vaccination pour les enfants et des programmes de réalimentation, dans une région dévastée qui souffre d'un manque alarmant de nourriture.

Trois ressortissants camerounais, employés indirectement par MSF pour installer les infrastructures sanitaires, ont été tués. Le CICR a également perdu six membres.

Babagana Mohammed fait partie des 11 employés de la Croix Rouge qui ont été blessés dans cette attaque. Sa jambe, son bras et son épaule sont cassés.

«Beaucoup de gens sont morts brûlés. Beaucoup d'autres ont été blessés», raconte-t-il depuis son lit d'hôpital.

«L'avion a mené un second raid, et a tué encore plus de personnes.»

Mercredi soir, près de deux jours après le bombardement, 74 personnes avaient pu être évacuées à Maiduguri, selon le CICR.

Selon le chirurgien Baba Shehu Mohamed, beaucoup souffrent de membres brisés ou de blessures à l'abdomen. Sept ont subi des interventions particulièrement lourdes.

Le CICR a installé dans l'urgence 50 lits supplémentaires pour accueillir les blessés. Ils devraient bientôt être remplis, alors que les hélicoptères humanitaires et de l'armée ne cessent de ramener de nouvelles victimes.