L'armée kényane est impliquée dans des trafics de charbon et de sucre en Somalie, se chiffrant en centaines de millions de dollars, qui financent notamment les islamistes somaliens qu'elle est censée combattre, affirme un rapport publié jeudi.

Au lieu d'affronter les shebab sur le terrain, les soldats des Forces de défense kényanes (KDF) sont «en mode "garnison", assis dans leurs bases, pendant que les hauts gradés participent à des activités commerciales associées à la corruption», écrit le collectif Journalists for Justice, basé à Nairobi.

Ce rapport est le fruit de plusieurs mois de recherches en Somalie et au Kenya, dont des entretiens avec des officiers kényans, des responsables de l'ONU, des membres de services occidentaux de renseignement, des courtiers en sucre, des porteurs et des chauffeurs routiers.

Journalists for Justice estime à entre 200 et 400 millions de dollars la valeur du trafic de sucre vers le Kenya. Ses enquêteurs ont découvert que les KDF prélevaient une taxe sur chaque sac de charbon sortant de Kismayo (sud-est) et sur chaque sac de sucre y entrant, générant un revenu d'environ 50 millions de dollars annuels.

Les camions chargés de sucre sont également taxés par l'administration de la région autonome du Jubaland, dirigée par le chef de guerre Ahmed Madobe, allié du Kenya, et qui recouvre le secteur dont sont responsables les troupes kényanes au sein de l'AMISOM, la force de l'Union africaine déployée depuis 2007 en Somalie.

«Cette économie illégale bénéficie à la fois aux shebab et à ceux qui prétendent les combattre», note Journalists for Justice, affirmant qu'un «haut gradé» kényan - non nommé - dirige le réseau de contrebande, qui bénéficie de la «coopération et de la protection tacites» de dirigeants politiques.

Le porte-parole de l'armée kényane, le colonel David Obonyo, a démenti ces accusations. «Nous ne sommes impliqués dans aucune activité liée au charbon ou au sucre», a-t-il assuré. «Comment pourrions-nous nous asseoir avec les shebab et la minute suivante être en train de nous entretuer?»

Violations des droits de l'homme

Le Kenya a déjà dû démentir à plusieurs reprises des accusations de trafic en Somalie depuis qu'il est entré dans le pays en octobre 2011, après une série d'enlèvements attribués aux shebab aux frontières de son territoire.

De premières accusations ont fait surface peu après la conquête fin 2012 de la localité portuaire de Kismayo, alors place forte des shebab et leur principale source de financement grâce au trafic de charbon de bois - soumis à un embargo de l'ONU - partant du port vers les pays du Golfe.

En s'emparant du port avec la milice locale alliée Ras Kamboni d'Ahmed Madobe, l'armée kényane a mis la main sur un vaste stock de charbon d'une valeur de 60 millions de dollars, expliquaient en 2013 les experts du Groupe de contrôle de l'ONU sur la Somalie et l'Érythrée (SEMG).

Selon le SEMG, les KDF et Ras Kamboni ont, au bout d'un mois à peine, non seulement repris les exportations de charbon, mais en ont augmenté le rythme. Une partie du trafic bénéficie aux shebab, via certains trafiquants et grâce aux taxes prélevées dans les zones de production et les routes qu'ils contrôlent.

Dans son dernier rapport daté d'octobre 2015, le SEMG faisait également état de la croissance du trafic de sucre de Kismayo vers le Kenya, dont les shebab retirent de substantiels bénéfices en prélevant 1000 dollars par camion sur les routes autour du port somalien.

Journalists for Justice attribue aussi aux troupes kényanes des violations «répandues» des droits de l'homme - viols, torture, enlèvements - et les accuse de préférer bombarder depuis le ciel «des groupes de gens et d'animaux» plutôt que les camps d'entraînement islamistes.

Affirmant agir en représailles des «crimes de guerre» commis par l'armée kényane en Somalie, les shebab ont multiplié les attaques au Kenya depuis fin 2011, dont certaines spectaculaires : au centre commercial Westgate de Nairobi (au moins 67 morts), dans les localités de la région côtière de Lamu (une centaine de morts) et à l'Université de Garissa (148 morts)...

«La corruption et les violations des droits de l'homme sapent les objectifs du Kenya en Somalie, fournit des fonds aux shebab et en fin de compte aboutit à la mort de centaines de Kényans innocents», conclut le rapport.