Alors que l'Afrique du Sud fête les 20 ans de la disparition de l'apartheid, l'euphorie de la liberté s'est transformée en rancoeur pour des millions de personnes, les inégalités sociales ayant remplacé l'ordre racial de l'ancien pouvoir blanc.

Bien que des études récentes aient montré que les politiques menées par le gouvernement de l'ANC, le parti au pouvoir depuis 1994, ont contribué à réparer certaines injustices, les progrès sont terriblement lents... et inégaux.

En 1998, le président Thabo Mbeki disait que l'Afrique du Sud était «un pays de deux nations». Seize ans plus tard, il pourrait le redire. Le pays est plus que jamais l'un des plus inégaux du monde.

Ashwin Desai, sociologue à l'Université de Johannesburg, est persuadé que les Sud-Africains n'ont pas profité de la démocratie, la majorité de la population étant encore «enlisée dans la pauvreté, face à une richesse toujours croissante de l'autre côté» de l'échelle sociale, chez les Blancs, les Indiens et cette nouvelle bourgeoisie noire qui a émergé depuis 20 ans.

«La démocratie devrait apporter plus que la liberté, elle doit se traduire par une amélioration du niveau de vie», selon lui.

Si les revenus mensuels des foyers noirs - 80 % de la population - ont beaucoup augmenté depuis la fin de l'apartheid, ils ne dépassaient guère 5000 rands (environ 530 $) en moyenne en 2011, six fois moins que chez les Blancs où les familles sont beaucoup moins nombreuses.

Le salaire net mensuel médian n'est que de 3000 rands (environ 320 $) en moyenne dans le pays : 2400 rands chez les Noirs, 10 000 rands chez les Blancs.

Près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté.

Luxe et bidonvilles

Un peu partout dans le pays, des résidences de luxe se construisent à proximité immédiate de bidonvilles qui ont poussé sur des terrains squattés, créant autant de situations potentiellement explosives.

Et nombre de ces bidonvilles se soulèvent régulièrement contre les autorités, non pas dans le but de s'emparer de ce qu'ont les voisins plus riches, mais pour demander de l'eau, des toilettes, de l'électricité... 10 personnes ont été tuées dans des manifestations tournant à l'émeute depuis le début de l'année.

L'ANC, toujours auréolé de sa victoire contre l'apartheid, perd de sa superbe. On lui reproche sa corruption et son incapacité à créer des emplois pour occuper les millions de chômeurs, très majoritairement noirs, qui selon certains calculs représenteraient près de 40 % de la population active.

Nombreux sont ceux qui lui reprochent aussi de ne pas en faire assez pour redistribuer les terres, toujours très largement aux mains des Blancs.

À peine plus de 5 % des surfaces agricoles ont changé de main en 20 ans, pas toujours dans de bonnes conditions, et le gouvernement a reconnu son échec en la matière.

Pour l'économiste Kwandile Kondlo, tous les progrès réalisés ces 20 dernières années n'auront aucun sens si le problème de la terre n'est pas réglé.

«Les Noirs commencent à sentir qu'ils ont été lésés», dit-il, rappelant que «la propriété foncière était l'une des questions clefs dans la lutte contre l'apartheid», ce régime qui avait réservé près de 90 % des terres arables aux Blancs.

«Nous ne pouvons honnêtement pas crier victoire si nous n'avons pas fait de progrès dans ce domaine!»

Bombe à retardement

Dans le cadre du programme gouvernemental d'achat des terres de gré à gré, les propriétaires blancs exigent un bon prix, au risque de mettre à mal les finances publiques.

D'où des voix radicales qui exigent une expropriation des terres sans compensation, comme celles des Combattants pour la liberté économique (EFF), le nouveau parti de l'ancien chef de file des jeunes de l'ANC, Julius Malema, qui veut aussi en interdire la propriété aux étrangers.

«Il fallait que ces voix viennent, vu que l'État a failli. Nous sommes assis sur une bombe à retardement», remarque M. Kondlo, pour qui la révolte n'est pourtant pas encore pour aujourd'hui.

Autre héritage de l'apartheid : la minorité blanche (9 % de la population), qui bénéficie toujours d'un meilleur accès à l'éducation, est encore surreprésentée dans le monde du travail, malgré une série de lois visant à favoriser les populations de couleur.

Les Blancs occupent par exemple 62,7 % des postes de direction en Afrique du Sud, contre seulement 19,8 % pour les Noirs, selon un rapport gouvernemental publié début avril.

Une étude de 2012 a montré que les Noirs détiennent 21 % du capital des 100 premières entreprises cotées à la Bourse de Johannesburg, la plus grande place financière d'Afrique.

«Tous ces aspects favorisent l'émergence de voix radicales», prévient l'universitaire Ashwin Desai.