Vingt ans après le génocide qui a ravagé son pays, Paul Kagame incarne mieux que quiconque le miracle rwandais. L'ancien rebelle devenu président a réussi à imposer la paix sociale à une nation encore traumatisée. Son gouvernement a mis sur pied un système de santé universel, instauré la gratuité scolaire, réduit le taux de mortalité infantile et misé sur les femmes pour relancer le pays.

Mais depuis quelques années, les critiques se multiplient à l'égard du président rwandais, tour à tour accusé de bafouer les droits de l'homme, de museler la presse ou de piller les ressources de la République démocratique du Congo (RDC).

Les critiques se sont amplifiées après l'assassinat, en Afrique du Sud en janvier, d'un ancien allié du président. Depuis, Kigali et Pretoria sont en froid diplomatique. Et Washington a levé le ton, s'inquiétant publiquement du meurtre de ce dissident - et du fait que le président ait semblé justifier le crime par la suite.

Paul Kagame n'a aucun regret. Au contraire, en entrevue avec La Presse, il persiste et signe. Sauveur pour les uns, dictateur pour les autres, le président de 56 ans n'est pas facile à déchiffrer. Rencontre avec un homme qui se moque de ne pas faire l'unanimité.

Il y a 20 ans commençait l'un des pires génocides de l'histoire. Quelles leçons devrions-nous retenir de cette tragédie?

Si les 20 dernières années m'ont appris quelque chose, c'est qu'un génocide n'arrive jamais par accident et qu'il ne faut pas attendre qu'il s'enclenche pour intervenir. C'est pourquoi les pays à risque (comme la Centrafrique par exemple) doivent rester à l'affût des signes avant-coureurs (qui étaient clairement visibles au Rwanda, avant avril 1994) afin de prévenir le pire.

Vingt ans après, le processus de réconciliation est encore fragile. Comment éviter de retomber dans le piège?

C'est pour repousser la menace d'un nouveau génocide que nous travaillons sans relâche pour faire progresser le pays. Mais sommes-nous rendus là où nous aimerions être? Non. Et c'est normal. Parce qu'il y a des pays qui ont vécu des tragédies semblables il y a 50 ou 100 ans, et où il suffit d'un rien pour rouvrir les plaies. Aujourd'hui, au Rwanda, nous cherchons à gérer les mauvais souvenirs du génocide de façon à ce qu'ils perturbent le moins possible notre quotidien.

En 2005, pour favoriser la réconciliation, vous avez mis en place les «Gacaca», des tribunaux communautaires inspirés d'une méthode traditionnelle de résolution de conflits. De son côté, l'ONU avait mis sur pied le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1994. Quel bilan tirez-vous de ces deux démarches?

Après le génocide, un des premiers défis auquel nous avons été confrontés a été celui d'apporter un sentiment de justice à la population. Mais comment juger plus d'un million de personnes dans un pays où le système judiciaire n'a pas les outils nécessaires? D'où l'initiative de faire dispenser la justice par les premiers concernés: les citoyens. (...) Notre approche a été jugée sévèrement par la communauté internationale, sous prétexte que les «Gagaca» n'étaient pas conformes aux standards de la justice internationale. Conformes aux standards de la justice internationale? En 20 ans, le TPIR a jugé une cinquantaine de cas et dépensé plus de 2 milliards, alors que nos 12 000 tribunaux communautaires ont rendu plus de 1,2 million de jugements en 7 ans pour la moitié du coût.

Vous misez beaucoup sur l'économie et cela vous rapporte gros. Le Rwanda a enregistré un taux de croissance annuel de 8% en moyenne au cours de la dernière décennie. Quel est le secret du «miracle économique rwandais» ?

Notre croissance repose sur plusieurs facteurs, dont un que personne n'aurait pu imaginer: le génocide a eu un effet canalisateur qui a incité les Rwandais à surmonter l'insurmontable. Je m'explique: lorsqu'une personne touche le fond, la chose qu'elle veut plus que tout, c'est de remonter à la surface le plus vite possible. Ce sentiment d'urgence a généré une énergie incroyable dans la population. En parallèle, nous avons mis en place un modèle économique dans lequel tout le monde à une part à jouer. Peu importe son statut social. Notre développement économique a aussi permis à plus d'un million de Rwandais de se sortir de l'extrême pauvreté entre 2005 et 2011. La bataille est loin d'être gagnée, bien évidemment [36% de la population rwandaise vit encore sous le seuil de la pauvreté]. C'est pourquoi nous cherchons tant à éradiquer la corruption. Si ce n'est que pour assurer un retour sur investissement réel pour chaque dollar dépensé.

Votre deuxième mandat de sept ans se termine en 2017. Selon la constitution de 2003, le président du Rwanda n'a le droit qu'à deux mandats. Est-il envisageable que vous restiez au-delà de cette date?

Je suis fatigué de me faire poser cette question... Mais bon! J'en profiterai alors pour vous rappeler qu'il reste encore presque trois ans à mon mandat et que beaucoup de choses peuvent se produire entre-temps. Mais si, pour une raison ou pour une autre, je suis appelé à rester en poste - et je dis bien si, car ce n'est pas mon intention - , cela ne change pas le fait qu'il va falloir un jour ou l'autre remplacer Kagame. C'est pourquoi il faut nous organiser de façon concrète pour que le sort de notre pays ne repose plus sur les épaules d'une seule personne.

Vous vous braquez à chaque fois que la communauté internationale critique votre gouvernement. Vu de l'extérieur, c'est un peu comme si le Rwanda n'avait jamais tort ou qu'il se croyait intouchable, non?

Je formulerais votre question différemment: croyez-vous que la communauté internationale, elle, a toujours raison? Et pourtant, elle agit souvent comme si elle détenait la vérité, non? Personnellement, à partir du moment où elle s'accorde le droit de nous critiquer, il m'apparaît normal de lui répondre. Parce que dans les faits, nous acceptons volontiers les critiques, en public comme en privé, mais à condition que cela ne nous empêche pas de défendre nos intérêts.

Le 1er janvier dernier, le dissident rwandais Patrick Karegeya a été retrouvé étranglé dans sa chambre d'hôtel, à Johannesburg. En 2010, c'est votre ancien chef d'état-major, Faustin Kayumba Nyamwasa, qui a été victime d'une tentative de meurtre en Afrique du Sud. Que répondez-vous à ceux qui impliquent votre gouvernement dans ces crimes?

Les médias se sont emballés avant même que nous sachions ce qui était arrivé et avant même que les autorités sud-africaines émettent le moindre commentaire. Mais remettons les choses dans leur contexte. On parle ici d'individus qui ont fui le Rwanda après y avoir commis des actes illégaux. Des actes qui ont porté atteinte à notre sécurité intérieure [le gouvernement a accusé les deux dissidents d'avoir orchestré des attentats à la grenade à Kigali, ce qu'ils ont démenti]. Certains de ces individus ont été arrêtés, d'autres sont morts, mais, dans tous les cas, ce sont des gens qui ont tué ou cherché à tuer. À partir de là, il est inutile de prétendre qu'ils sont des innocents ou qu'ils font partie de l'opposition. Non. D'autant plus que nous avons des preuves crédibles à leur encontre. Des preuves que nous avons partagées avec les autorités sud-africaines. Et c'est pourquoi il vaut mieux attendre les conclusions de l'enquête.

En janvier, quelques jours après la mort de votre ancien chef des renseignements, Patrick Karegeya, vous avez déclaré que la «trahison» avait des «conséquences». C'était des propos drôlement provocateurs, non?

En effet. Et je suis prêt à les répéter à qui veut bien l'entendre. Parce que personne n'a le droit d'aller se réfugier dans un autre pays à partir du moment où il a tué des Rwandais. C'est mon devoir de protéger mon pays et c'est pourquoi mon message est toujours aussi clair: quiconque trahit notre pays ou souhaite du mal à notre peuple devra en assumer les conséquences. Quelles qu'elles soient!

Donc sa mort ne vous a pas trop chagriné?

Non, et ne comptez pas sur moi pour m'apitoyer sur son sort.