Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a annoncé vendredi l'ouverture d'un «examen préliminaire», préalable à une enquête, sur des crimes «graves» commis en Centrafrique, en proie depuis des mois à la violence et aux tueries intercommunautaires.

«Mon bureau a pris connaissance de nombreux rapports faisant état d'actes d'une extrême brutalité commis par divers groupes et de la commission de crimes graves susceptibles de relever de la compétence de la CPI», a déclaré la Gambienne Fatou Bensouda, citée dans un communiqué.

Entrée en fonction à La Haye en 2003, la CPI est le premier tribunal pénal international permanent chargé de juger les responsables présumés de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.

«La situation tragique que connaît la population civile en RCA (République centrafricaine) depuis septembre 2012 n'a cessé de se détériorer», rappelle le procureur, qui évoque des allégations de «centaines» de cas de meurtre, viol, pillage, torture et déplacements forcés, ainsi que l'utilisation d'enfants dans les hostilités.

«J'ai donc décidé d'ouvrir un examen préliminaire», a ajouté Mme Bensouda, procureur de la CPI. L'examen préliminaire est l'étape nécessaire avant l'ouverture d'une enquête officielle de la part du procureur de la CPI.

La situation en Centrafrique s'est détériorée après le renversement du président François Bozizé en mars 2013 par la Séléka, une coalition de plusieurs factions rebelles qui avaient pris les armes fin 2012.

La rébellion Séléka, essentiellement des musulmans originaires du nord de la Centrafrique, du Tchad et du Soudan, avait ensuite multiplié pendant des mois les exactions contre la population très majoritairement chrétienne.

Le pays a sombré depuis dans une spirale infernale de violences interconfessionnelles, avec l'apparition de milices chrétiennes paysannes décidées à se venger de la Séléka comme des civils musulmans, alimentant un cycle de représailles sans fin.

Les anciens éléments de la Séléka sont aujourd'hui cantonnés ou en fuite, depuis la démission forcée de leur chef Michel Djotodia de la présidence centrafricaine le 10 janvier.

Dans la foulée de l'annonce de la CPI, la justice tchadienne a annoncé vendredi qu'elle poursuivrait les ex-Séléka tchadiens pour «cette entreprise criminelle ayant causé de lourdes pertes en vies humaines».

Un quart de la population a dû se déplacer

Environ un quart des 4,6 millions d'habitants de la Centrafrique a dû se déplacer par crainte des violences entre chrétiens et musulmans. Et depuis décembre 2012, il y a en tout 246 000 personnes réfugiées dans toute la région.

Sur les seuls 10 derniers jours, près de 9000 personnes de différentes nationalités, pour la plupart des musulmans, ont fui vers le Cameroun voisin, a annoncé vendredi le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies.

Dans la capitale Bangui, plus de 400 000 personnes vivent dans des campements de fortune avec un risque majeur de choléra et d'autres maladies, a noté le Haut-Commissariat aux réfugiés.

Mercredi, devant des dizaines de témoins, des militaires avaient lynché à mort un homme accusé d'être un ancien rebelle. L'ONU avait appelé à des sanctions «exemplaires».

Lors d'un entretien entre la présidente centrafricaine Catherine Samba-Panza et le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius, ce dernier a salué la décision centrafricaine d'ouvrir une enquête sur ce meurtre.

Éviter le génocide

Mais les lynchages restent quotidiens à Bangui: vendredi encore, un homme tombé d'un véhicule appartenant à un imposant convoi de civils musulmans qui fuyait la capitale a été mis à mort par une foule en furie.

Le 16 janvier, l'ONU avait appelé à agir pour éviter un génocide.

En janvier, l'Union européenne a approuvé une opération militaire européenne en Centrafrique, où elle enverra 500 hommes en appui au contingent français (1600 hommes) dépêché début décembre sur place par Paris et à la force de l'Union africaine (5500 hommes) présente de longue date.

La CPI avait déjà ouvert une enquête en 2007 pour des crimes commis en Centrafrique.

Dans le cadre de la première enquête, l'ancien vice-président congolais Jean-Pierre Bemba est jugé pour des crimes commis en 2002 et 2003 par sa milice, venue soutenir les troupes de l'ex-président centrafricain Ange-Félix Patassé face à la rébellion de François Bozizé.

L'actuel examen préliminaire des «graves crimes présumés» constitue «une nouvelle situation, distincte» de la première enquête, a précisé Mme Bensouda.

La justice tchadienne poursuivra les ex-Séléka tchadiens

Le premier substitut du procureur général de N'Djamena a annoncé vendredi l'engagement de poursuites judiciaires contre les mercenaires tchadiens ayant appartenu à l'ex-rébellion Séléka, qui avait pris le pouvoir en Centrafrique en mars 2013.

«Le gouvernement tchadien a informé le parquet à l'effet d'engager des poursuites judiciaires contre ceux qui se sont associés à cette entreprise criminelle ayant causé de lourdes pertes en vies humaines et d'importants dommages matériels et économiques», a annoncé le substitut du procureur Moussa Wade Djibrine, au cours d'une conférence de presse.

«Des officiers de police judiciaire sont instruits à l'effet d'auditionner tous les mis en cause (...) Et tous ceux dont la culpabilité sera établie subiront toute la rigueur de la loi», a souligné le substitut.

«Un recensement a été opéré au sein des ex-Séléka cantonnés à Doba (sud du Tchad), et le constat a été établi qu'il y a plusieurs nationalités dont quelques Tchadiens», a-t-il ajouté sans plus de précisions.

Les ex-Séléka, pour la plupart des musulmans originaires du nord de la Centrafrique, mais aussi du Tchad et du Soudan, ont marché sur Bangui en mars 2013, renversant le président Bozizé, multipliant ensuite pendant des mois les exactions contre une population très majoritairement chrétienne.

Depuis, le pays a sombré dans une spirale infernale de violences interconfessionnelles, avec l'apparition de milices chrétiennes paysannes décidées à se venger sur les Séléka comme sur les civils musulmans, alimentant un cycle de représailles sans fin.

Certains groupes de combattants de l'ex-rébellion sont arrivés fin janvier à la frontière tchadienne où ils ont été désarmés.

«Un tri sera opéré en votre sein, les Centrafricains seront remis aux organisations internationales et les Tchadiens à la justice», avait déclaré aux combattants le ministre tchadien de l'Intérieur Yaya Mahamat Iki Dagache, venu à leur rencontre jeudi à Doba.

Des milliers de musulmans tentent de fuir Bangui

Ils sont centrafricains, nés en Centrafrique, n'ont connu que ce pays où ils ont construit leur vie : musulmans, ils sont menacés de mort dans leur ville ou village et n'ont plus pour seul espoir qu'un exil, qui leur est refusé.

Sur la base aérienne désaffectée de Bangui, ils sont entre 3500 et 4000, la plupart centrafricains, arrivés mercredi du nord-ouest dans un convoi escorté par des militaires tchadiens. Il y a une semaine, ils étaient seulement quelques centaines, musulmans de pays voisins.

Dans un entrepôt de la base où des carcasses d'hélicoptères servent d'étendoirs à linge, l'Office des migrations internationales (OMI) enregistre les déplacés en quête d'exil. D'énormes camions militaires tchadiens sont stationnés dans l'attente d'un prochain départ.

«Aujourd'hui, la grande majorité des personnes qui sont ici sont des Centrafricains», explique à l'AFP Jan de Wilde, chef du bureau de l'OMI à Bangui : «le centre de transit se transforme en centre de déplacés».

Mais, insiste-t-il, les Centrafricains ne sont pas évacués, ni par l'OMI, ni par les Tchadiens, seulement les étrangers.

À l'ombre de grands acacias, femmes et vieillards attendent, allongés sur des valises, une natte, ou à même le sol. Les enfants vont et viennent entre épaves d'hélicoptères russes et de bimoteurs rouillés. Les hommes font la queue dans le cagnard sur le tarmac, dans l'attente d'un laissez-passer qui leur permettrait d'espérer quitter le pays.

Moumine ne veut pas aller au Tchad. À 16 ans, cet adolescent frêle originaire de Boali (90 km au nord de Bangui) dit n'avoir ni papier d'identité, ni argent : «ma mère et mes frères sont au Tchad déjà, mais moi, je veux aller au Cameroun. On m'a dit que pour le Cameroun, c'était gratuit, pour le Tchad on me demande 11 000 FCFA (environ 26 $)».

Le Tchad comme le Cameroun n'évacuent que leurs ressortissants ou alors, dit un agent de l'ambassade du Cameroun, «ceux qui sont sans papiers, mais ont des explications. Ils doivent pouvoir justifier leur origine camerounaise».

Depuis début décembre, 31 500 étrangers ont été évacués du pays et plus de 86 000 Centrafricains ont trouvé refuge dans les pays voisins, fuyant en majorité par la route.

Vendredi matin, un nouveau convoi de civils musulmans a encore quitté Bangui sous les huées des riverains, qui n'ont pas hésité à lyncher l'un des candidats au départ.

Chicotte tchadienne

Moumine ne voulait pas partir de sa ville. «On vivait autour de l'église de Boali où l'abbé nous protégeait. Mais quand les navettes tchadiennes sont arrivées mardi, tout a dégénéré. Un soldat tchadien a été blessé par un (milicien chrétien) anti-balaka et toute la nuit, les Tchadiens ont tiré à travers la ville. Au matin, on a embarqué dans les camions, les anti-balaka nous tiraient dessus».

Mohamed, parti de Yaloké, un peu plus au nord, était dans ce même convoi avec ses deux épouses et ses cinq enfants. Il explique que les attaques ont commencé à Bossembélé (150 km au nord-ouest de Bangui) et ont repris à la sortie de Boali.

Les anti-balaka «ont tiré sur nous, deux officiers tchadiens, un lieutenant et un colonel, ont été tués et trois civils», affirme-t-il. Mohamed ne sait pas ce qui l'attend au Tchad qu'il ne connaît pas. «Je suis né à Yaloké, je suis centrafricain,» explique ce commerçant de 43 ans qui a tout perdu.

«On va à N'Djamena, je ne connais personne. Au Tchad, je serai un réfugié», dit Mohamed, qui ne sait pas encore que sa demande d'évacuation va être refusée.

Assis sur un fauteuil sous une aile d'avion, un homme en costume noir, cravate et lunettes sombres, questionne en arabe les candidats au départ. Sollicité par l'AFP, il refuse de préciser son identité ou sa fonction.

Dans la file, de jeunes gens s'énervent. L'homme en costume se lève brusquement, attrape un bâton et se rue sur eux pour les frapper. «C'est l'ambassadeur du Tchad. Avec eux, c'est toujours la chicote!», confie un homme à voix basse.

Djouma Jacob vit sur le camp depuis déjà six jours. À 54 ans, cet ancien chauffeur d'une entreprise française attend avec huit membres de sa famille après avoir déjà passé cinq semaines réfugié à la Grande Mosquée de Bangui.

«Avant, on habitait à PK5 (un quartier musulman de Bangui), mais ce n'était plus possible; ma maison a été brûlée, toutes nos affaires pillées, nous n'avons plus rien. Les anti-balaka ont même pris les briques des maisons pour les vendre», dit-il. M. Jacob espère un laissez-passer parce que son père était tchadien : «S'il le faut, on partira à pied!»