Près de 200 000 enfants travaillent dans les champs de cacao du plus grand producteur mondial du populaire produit, la Côte d'Ivoire. Parmi eux, des milliers de victimes de traite. Enquête sur les petites mains qui produisent le chocolat, illustration criante d'une problématique d'exploitation à la portée planétaire.

Au terminus de Duékoué, ville carrefour de la production de cacao, trois adolescents sortent d'un autobus déglingué. Les garçons, visiblement épuisés par une trentaine d'heures sur des routes cabossées, semblent perdus. «On vient rejoindre notre tonton», raconte Ouédraogo, l'un des garçons. Il dit avoir 16 ans. On lui en donnerait trois de moins. Un homme, rapidement, les prendra et les emmènera. «Ce sont mes fils.»

Ceci n'est pas une scène froide de retrouvailles, mais bien des enfants victimes de traite. Marie Gbè, vendeuse d'oranges, ne s'en s'étonne pas. «J'en vois souvent. Ils viennent travailler dans les champs de cacao. C'est la récolte.»

Yao Bi Gohi, d'Assistance ivoirienne aux démunis et à l'enfance, une ONG luttant contre le travail et l'exploitation des enfants, confirme qu'il ne s'agit pas d'un regroupement familial. «Les enfants viennent du Burkina, du Mali, du Niger. Ils sont emmenés par une connaissance. Quand on confronte les fermiers, ils disent que ce sont leurs enfants», explique le travailleur communautaire. Dans une région où plus de la moitié des naissances ne sont pas déclarées, il est difficile de prouver le contraire.

Consentement parental

On ignore le nombre d'enfants impliqués dans la traite. Mais ce qui est certain, c'est que les parents y consentent. «Il y a un réseau très fort derrière tout ça. L'enfant vient faire un contrat. On paye son voyage; il travaille en retour», souligne M. Gohi. «Les parents sont trop pauvres pour soutenir leur famille. Ils se disent qu'en Côte d'Ivoire, il y a de l'argent. Et que les enfants en enverront.»

Ousmane Ouattara est grand et musclé. Il n'a plus le corps d'un enfant. Mais, à 15 ans, il en reste un légalement. «Je suis venu travailler au champ il y a un an», raconte-t-il calmement. Originaire d'Ouahigouya, dans le nord du Burkina Faso, il s'est fait payer par un «parent» un aller simple jusqu'à Duékoué. «Le planteur a refusé de me payer. Il me donnait à peine de quoi manger.» L'adolescent, entêté, a volé 5000 CFA (10$) pour prendre le bus dans lequel La Presse l'a rencontré. Il espère trouver un nouveau travail dans une autre ville.

Sur la route, un militaire contrôle l'identité des passagers de l'autobus. Ousmane n'a plus de pièces d'identité. «Vous, les étrangers, vous vous baladez dans notre pays sans pièces d'identité?» Le militaire le fait sortir. Ousmane a dû payer 500 CFA (environ 1$) pour continuer. Le militaire ne se demande pas pourquoi un adolescent étranger voyage seul.

Isolement et insécurité

Dans une région qui a connu les épisodes les plus violents de la crise ivoirienne de 2010-2011, les checkpoints sont multiples et les militaires ont d'autres préoccupations que de lutter contre le trafic d'enfants.

«Le phénomène de la traite a pris de l'ampleur depuis la crise. Depuis, ce sont des bus complets qui débarquent», explique Clément Dago, responsable de la protection des enfants pour la mission de l'ONU en Côte d'Ivoire, ONUCI.

Le village de Blenimehouin est à seulement 25 km de Duékoué, mais il faut plus de trois heures pour s'y rendre tellement la route est mauvaise. Ici, tout le monde a vu passer les autobus. Leur destination: le mont Péko, où le chef de milice Amadé Ouérémi a détruit la forêt protégée pour y cultiver le cacao. Le gouvernement ivoirien a envoyé l'armée pour boucler le mont et arrêter Ouérémi en juin dernier. En attendant une solution, il a permis aux 27 045 personnes recensées de rester sur place. La moitié de ces personnes seraient des enfants et 95% seraient des Burkinabés.

«Certains enfants sont dans la forêt depuis leur arrivée. Ils travaillent gratuitement jusqu'à ce qu'on leur attribue un champ à exploiter», confirme M. Dago de l'ONUCI. Le phénomène n'est pas unique. L'isolement d'autres forêts, notamment dans le parc national de Taï, où a été tourné le film de Disney Chimpanzés, a permis à des fermiers d'exploiter illégalement des terres et d'utiliser une main-d'oeuvre mineure à l'abri des regards.

Au Centre social de Duékoué, responsable de la protection de l'enfance dans la région, on gère le problème comme on peut. En juin dernier, cinq Béninois ont été interceptés. Depuis, deux se sont sauvés. Cinq mois plus tard, les autorités se demandent toujours quoi faire des trois autres garçons de 13, 15 et 17 ans en l'absence d'un accord de rapatriement. Le personnel du Centre refuse de parler pour protéger les enfants. Mais ce silence souligne surtout l'inconfort des autorités devant un phénomène qui s'accentue.

Ousmane, lui, ne veut pas rentrer. «Au Burkina, y a pas de travail. Au moins, ici, je fais quelque chose. Il faut nous laisser travailler», lâche-t-il avant de disparaître.

Des conditions «horribles»

Dans les champs, pas d'électricité, pas d'eau potable. Les enfants dorment sous des abris de fortune, couverts de feuillage, dans une des régions où le paludisme est endémique et où les morsures de serpents sont mortelles. « Ils vivent dans des conditions horribles et n'ont aucun soin de santé. On leur promet 100 000 CFA, voire 150 000 CFA (environ 200 ou 300 $) pour une récolte. Mais on retient l'argent en utilisant différentes tactiques. Beaucoup se retrouvent sans argent », explique Yao Bi Gohi, d'Assistance ivoirienne aux démunis et à l'enfance, une ONG luttant contre le travail et l'exploitation des enfants.

Quelles solutions?

La Côte d'Ivoire et les multinationales du chocolat ne restent pas les bras croisés devant la traite et le travail des enfants. Les grands exportateurs, notamment Nestlé, Hershey et Cargill, ont fondé l'International Cocoa Initiative qui gère plus de 3 millions de dollars en projets par année. La Côte d'Ivoire, elle, a multiplié les outils : accords de rapatriement avec le Burkina Faso, campagnes publicitaires et lois plus musclées.

« Il y a une volonté honnête de changer les choses », juge Louis Vigneault-Dubois, responsable des communications à l'UNICEF.

Malgré tout, il est pratiquement impossible de s'assurer que les 600 000 producteurs qui alimentent la filière n'utilisent aucune main-d'oeuvre mineure, d'autant plus que les nombreux intermédiaires entre producteurs et exportateurs brouillent les pistes de la traçabilité.

La lutte en est une de longue haleine. « Il faut changer les mentalités. Ça prend du temps, surtout pour une population pauvre et vulnérable », souligne M. Vigneault-Dubois. Le fermier moyen gagne environ 1500 $ par année, montant avec lequel il doit subvenir aux besoins de sa famille et de ses champs. Difficile de lui demander de s'attrister du sort d'enfants étrangers alors que le travail de ces enfants est nécessaire à sa propre survie.

Et le problème ne se limite pas au cacao. « La traite des enfants, c'est aussi l'exploitation sexuelle, le travail dans les marchés, les petites bonnes dans les maisons. Ces enfants-là n'ont pas la même attention parce qu'ils ne participent pas à faire une tablette de chocolat qui se retrouvera dans les mains des consommateurs canadiens. »

Omniprésents mais invisibles

Loin d'être en baisse, le nombre de pays où les enfants travaillent dans le monde a grimpé de 10 % l'an dernier, pour atteindre 76 des 197 nations étudiées par le groupe de recherche britannique Maplecroft.

L'organisation, qui analyse les « risques environnementaux, sociaux et politiques » influençant le monde des affaires, classe les pays en fonction du risque que des entreprises internationales y soient confrontées au travail d'enfants, chez leurs sous-traitants, par exemple. Il existe quatre niveaux de risques : extrême, élevé, moyen et bas.

« Violer les lois prohibant le travail des enfants impose des obstacles au droit des enfants à avoir une éducation, à avoir une enfance, à jouer et à être en santé », explique en entrevue Jason McGeown, porte-parole de Maplecroft près de Bristol, au Royaume-Uni.

Les pires pays au monde pour le travail des enfants sont la Birmanie, la Corée du Nord, la Somalie, les deux Soudan et la République démocratique du Congo.

L'Organisation internationale du travail (OIT) évalue à 215 millions le nombre d'enfants qui travaillent dans le monde.

En Éthiopie, note l'OIT, 60 % des enfants travaillent, principalement dans des fermes et des mines d'or, dans des conditions extrêmement difficiles. « Ils gagnent environ 1 $ par mois, ce qui contribue au revenu familial », note l'organisation.

En Birmanie, des enfants de 12 ans sont recrutés par l'armée et subissent des traitements si terrifiants que plusieurs se suicident, signale l'OIT.

L'Organisation note que 22 millions d'enfants meurent chaque année en raison de conditions dangereuses de travail.

De par sa nature illicite, le travail des enfants est difficile à analyser et à quantifier, mais il est possible d'utiliser des moyens directs et indirects pour y parvenir, explique M. McGeown

« Pour mener à bien notre analyse, nous utilisons une série d'indices, dont les actions menées par les différents pays pour combattre le problème du travail des enfants, notamment l'éducation gratuite et obligatoire pour tous, et la façon dont les États répondent aux plaintes liées au travail des enfants », dit-il.

En utilisant une grille d'âges différente, l'UNICEF estime à 158 millions le nombre d'enfants âgés de 5 à 14 ans qui travaillent dans le monde, soit un enfant sur six.

« Les enfants travailleurs sont omniprésents, mais invisibles, peinant comme employés de maison, derrière les murs des ateliers et, loin des regards, dans les plantations », signale l'organisme.

Avec la collaboration de Nicolas Bérubé

Photo Naashon Zalk, archives Bloomberg News