C'était un samedi chargé, mais ordinaire pour Fred Bosire, employé au rayon viande du supermarché du centre commercial Westgate de Nairobi. Jusqu'à ce qu'un commando islamiste pénètre dans le magasin et fasse un carnage.

Quand l'attaque a éclaté samedi à la mi-journée, Fred Bosire se trouvait au fond du magasin. Il s'est retrouvé pris au piège, avec des centaines de collègues et de clients venus faire leurs courses du week-end, quand les assaillants ont envahi les allées, lançant des grenades et tirant à l'arme automatique.

«J'ai vu des gens tomber tout autour de moi. Certains se sont réfugiés derrière le comptoir viande. J'ai pu m'y faufiler et j'ai trouvé assez de place pour m'allonger, tête contre sol», raconte l'homme de 35 ans depuis son lit d'hôpital.

Au début, il a cru à un simple vol à main armée, chose fréquente à Nairobi.

«J'ai vu des clients qui continuaient de marcher, poussant leurs chariots doucement, en essayant de comprendre ce qui se passait. Comme moi, ils pensaient probablement que les coups de feu ne dureraient pas», ajoute-t-il.

«Je ne pensais pas que les cibles, c'était nous. Puis j'ai entendu les tireurs parler. Il était difficile de comprendre ce qu'ils disaient parce qu'ils parlaient un mélange d'anglais, de kiswahili (langue parlée au Kenya) d'une autre langue que je pense être l'arabe. Mais j'ai compris que nous avions des ennuis».

Tout ce qu'il a déchiffré, c'était : «Vous avez envahi notre pays, vous avez violé nos femmes et tué nos vieux, il est temps pour vous d'en payer les conséquences».

«J'ai entendu des cris à l'aide (...) Ils ont tiré sur ceux qui étaient allongés au sol», poursuit-il.

Puis il a entendu une femme expliquer aux agresseurs qu'elle et ses enfants étaient français.

«Je savais qu'elle avait des enfants, parce qu'ils pleuraient et que l'un des terroristes leur a dit de se taire. Je me souviens qu'ils ont dit à leur mère : "Vous avez de la chance, on ne tue pas les enfants", et ils lui ont ordonné de prendre ses enfants et de courir».

Une autre Française s'est ensuite manifestée, selon lui. Il pense l'avoir entendu dire «"J'ai de l'argent, prenez ce que vous voulez"». «Mais ils lui ont tiré dessus».

Pause boisson

Peu après, une rafale de balles a frappé le comptoir viande. Fred Bosire n'a pas immédiatement compris qu'il avait été touché.

Il a réalisé plus tard, quand il a commencé à «avoir froid» et «senti le sang suinter». Quand «j'ai vu que les balles avaient mis en pièce mon pantalon, j'ai voulu crier, mais je savais que je ne devais pas faire un bruit, pas bouger un muscle».

Les assaillants ont également mitraillé des bouteilles de vin, de whisky et de bière alignées sur les étagères du supermarché. Puis il s'est évanoui.

«Quand je me suis réveillé, c'était calme. Ma gorge était desséchée. J'ai passé ma langue sur les lèvres et essayé de bouger, mais ma jambe gauche restait immobile. J'ai entendu mon téléphone vibrer : c'était ma femme, et comme je pensais que j'allais mourir, j'ai décroché».

«Je lui ai dit "Je meurs, s'il te plaît ne me pleure pas"». Il lui a aussi demandé de ne rien raconter à leur fils avant la fin des examens scolaires. «Je lui ai dit de ne plus m'appeler parce que je mourais».

Et les assaillants sont revenus.

«Je les ai entendus ouvrir le frigo des sodas», dit-il, expliquant avoir reconnu le bruit du gaz qui s'échappe à l'ouverture.

Fred Bosire a alors vu les pieds des assaillants pendre le long de congélateurs : selon lui, ils s'étaient assis pour «faire une pause». Il se rappelle cinq paires de pieds, les chaussures couvertes de sang. L'un des assaillants était jeune, sa voix n'avait pas mué.

Très vite, les islamistes ont crié : «"Si vous êtes toujours vivants, nous vous laisserons partir." J'ai entendu des femmes crier. J'aurais aimé qu'elles ne le fassent pas. J'aurais aimé qu'elles tiennent bon parce que je les ai entendues se faire abattre».

Après quelques heures passées sur le sol dans un état semi-conscient, Fred Bosire a entendu parler kiswahili et repéré des bottes de l'armée.

« Un soldat disait qu'il n'avait jamais vu autant de corps. Il a secoué ma jambe pour voir si j'étais encore en vie ». Pas moyen de parler, mais il a réussi à faire un bruit de gorge. « Cela a suffi ».

« Je ne me souviens pas de grand-chose après ça. Je me souviens que ma jambe collait au sol, et que je me suis accroché à la ceinture de l'un des soldats qui m'a évacué ».

Au terme de près de 80 heures d'un siège qui a fait au moins 67 morts, le cauchemar a pris fin mardi soir. « Mais il n'est pas fini pour moi », lance Fred Bosire.