L'identité du premier témoin dans le procès du vice-président kényan William Ruto devant la Cour pénale internationale (CPI), maintenue secrète pour des raisons de sécurité, a été apparemment dévoilée sur internet au Kenya, déclenchant une mise en garde de La Haye et la crainte de voir le processus judiciaire s'effondrer.

La personne en question, une femme qui était apparue derrière un rideau à l'audience mardi et floutée sur les écrans de retransmission, dont la voix avait aussi été modifiée, avait simplement été présentée comme «témoin P0536». Devant la Cour, elle avait raconté, la gorge nouée par l'émotion, sa terreur quand l'église où elle s'était réfugiée avec ses enfants avait été incendiée lors des violences politico-ethniques qui avaient suivi la présidentielle kényane de fin 2007.

La procureure de la CPI a plusieurs fois dénoncé l'intimidation présumée de témoins dans ce procès, ainsi que dans celui à venir du président kényan Uhuru Kenyatta, accusé comme M. Ruto de crimes contre l'humanité pour leurs rôles présumés dans ces violences post-électorales, les pires de l'histoire post-coloniale du Kenya.

Mais quelques heures après le premier témoignage, retransmis en direct sur les télévisions kényanes, des Kenyans se sont mis à spéculer sur l'identité de son auteur sur Twitter et sur des blogues. Mercredi, de nombreux messages sur les réseaux sociaux donnaient un nom, traitant parfois le témoin de «menteuse». Un blogue et un journal en ligne ont même publié une photo.

Selon l'accusation, entre 17 à 35 personnes avaient été brûlées vives dans l'incendie de l'église racontée mardi, l'un des épisodes les plus sinistres des massacres de l'époque. L'entrée principale de l'édifice religieux avait été bloquée pour empêcher les membres de l'ethnie Kikuyu qui s'y trouvaient d'en sortir et des groupes de jeunes Kalenjin, l'ethnie rivale de M. Ruto, gardaient, la machette au poing, l'entrée secondaire.

Selon l'accusation, ce massacre faisait partie d'un plan orchestré par M. Ruto après le scrutin présidentiel. M. Ruto soutenait Raila Odinga face au président sortant, le Kikuyu Mwai Kibaki, soutenu lui par l'actuel président Kenyatta et dont la réélection contestée avait déclenché les violences.

En quelques semaines, plus de 1000 personnes avaient été tuées et des centaines de milliers déplacées à travers le Kenya.

Risque d'un «effondrement» du procès

À La Haye, la CPI a lancé une mise en garde mercredi après la révélation présumée de l'identité du témoin.

«Toute révélation de l'identité d'un témoin dont l'identité a été protégée par cette Cour est une offense à la CPI», a déclaré le juge Chile Eboe-Osuji lors d'une audience publique. «De telles conduites feront l'objet d'enquêtes et les coupables seront poursuivis,» a-t-il averti.

Mais pour des analystes ou défenseurs des droits de l'Homme interrogés par l'AFP, le mal est fait.

«Maintenant qu'un témoin a été identifié, il va être difficile d'assurer aux autres qu'eux-mêmes et leurs familles sont en sécurité», a déploré la porte-parole de la Commmission kényane des droits de l'Homme, organe indépendant.

«Au Kenya, on ne parle pas juste de famille nucléaire : il y a les tantes, les oncles, les cousins», a poursuivi la porte-parole, Beryl Aidi. «Les témoins risquent de sentir que leurs familles et leurs familles étendues sont en danger et risquent de vouloir se retirer.»

Amnesty International s'est dit extrêmement préoccupée par les informations publiées dans les médias kényans.

Si ces informations s'avéraient correctes, «elles constitueraient une sérieuse violation d'un ordre de la CPI interdisant de publier le nom du premier témoin», a affirmé Sarah Jackson, responsable Afrique adjointe pour l'organisation de défense des droits de l'Homme, appelant la CPI et le Kenya à prendre les mesures nécessaires pour protéger les témoins et leurs familles.

Un analyste kényan a lui accusé mercredi la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, de naïveté.

Elle «est extrêmement naïve, parce qu'elle est partie du principe que placer le témoin derrière un rideau et camoufler sa voix était suffisant», a fustigé Mutahi Ngunyi, relevant que le premier procès de la CPI, celui du chef de guerre de République démocratique du Congo Thomas Lubanga, avait aussi été entaché de problèmes autour de la protection des témoins. À l'époque, la Cour avait dans un premier temps fait témoigner d'ex-enfants soldats en présence de l'accusé.

«Le dossier n'est plus entre les mains de Bensouda, mais entre les mains des témoins», a estimé l'expert.

Selon une source occidentale, environ un tiers des témoins prévus dans le procès Ruto se sont désistés. «Le risque d'un effondrement (du procès) est crédible», estime-t-elle.