Traumatisé par les tueries sur lesquelles avait débouché le dernier scrutin présidentiel, fin 2007, le Kenya a décidé de s'attaquer aux paroles alimentant la haine afin d'éviter que le scénario, redouté, ne se répète lors des élections générales de mars prochain.

En décembre 2007, la contestation des résultats avait dégénéré en violences ethniques, les pires de l'histoire kényane: plus d'un millier de morts, des centaines de milliers de déplacés, dont une grande partie l'est toujours.

Dès 2008, une Commission de la Cohésion et de l'Intégration nationale (NCIC) a été chargée, entre autres, de traquer dans les meetings, les médias ou sur internet, toute parole ou écrit susceptible d'inciter à la haine et la violence.

«Si vous prononcez des propos haineux, nous vous mettrons la main dessus», assure la commissaire Milly Lwanga, dans les locaux ultra-modernes de la NCIC.

La traque occupe une centaine d'employés, à Nairobi et sur le terrain.

Peter -qui estime trop dangereux de donner son nom de famille- fait partie de la petite équipe de cinq hommes seulement chargée de surveiller l'internet.

«La majorité de ceux sur lesquels nous enquêtons sont des (...) personnages importants (...) des hommes politiques en vue ou en devenir (...) des gens qui feraient n'importe quoi pour arriver au pouvoir», explique-t-il.

Sur le terrain, les correspondants de la NCIC -policiers, journalistes, étudiants... - écoutent ce qui se dit dans les réunions politiques.

«Ils se mêlent aux participants et nous envoient les données brutes», explique Kyalo Mwengi, juriste de la Commmission, responsable pour le personnel à Nairobi de parcourir les fichiers audio et vidéo.

«S'il y a des propos haineux, nous convoquons leur auteur (...) et l'avertissons» de possibles conséquences notamment judiciaires, indique Mme Lwanga.

Si elle assure que «la plupart de ceux avertis cessent immédiatement», ces simples avertissements illustrent l'impuissance de la NCIC, dénoncent ses contempteurs, qui n'y voient qu'une coquille vide.

«C'est une Commission sans pouvoir. Elle n'aboie même pas, ne parlons pas de mordre...», s'insurge le révérend Timothy Njoya, figure de la défense des droits de l'Homme au Kenya, emprisonné dans les années 1980 sous le régime de l'autocrate Daniel arap Moi.

«Il n'y a eu aucune condamnation judiciaire, même pas quelque chose qui y ressemble», explique-t-il.

Or, «la nature humaine fait que si un comportement n'est pas puni (...) il se répète et devient une habitude», estime l'ecclésiastique: «nous allons continuer à applaudir des hommes politiques qui vouent aux gémonies les ennemis imaginaires de nos différentes tribus».

Mobiliser les Kényans

Sur plus de 100 enquêtes ouvertes par la NCIC, certaines impliquant des membres distingués du Who's Who kényan, moins de dix affaires ont été transmises à la justice qui n'a encore rendu aucun jugement, admet la Commmission.

Un dossier visant un ministre, accusé de propos haineux et d'incitation à la violence, a été classé après de simples excuses publiques de l'intéressé, figure de la vie politique kényane.

«Notre mandat n'est pas simplement de faire condamner, notre mission est aussi de promouvoir la cohésion entre les communautés. Quelle valeur aurait eu une lourde peine de prison si on avait laissé suppurer au sein de ses partisans les propos de haine qu'il a prononcés?», se défend Milly Lwanga.

Elle n'est toutefois pas dupe de l'ampleur de la tâche et des moyens limités de la Commission. «Tout cela ne peut être fait par nous seuls», explique-t-elle, «c'est à tous les Kényans de réagir».

Certains agissent, comme la communauté d'informaticiens iHub qui a mis sur pied le projet Umati pour recenser depuis septembre à l'aide de filtres et de mots-clés les propos haineux sur internet.

«J'ai été surprise d'apprendre que des gens comme moi -jeunes, urbains, de plus en plus aisés financièrement- figuraient parmi les principaux auteurs de paroles haineuses», explique à l'AFP Kagony Awori, responsable du projet.

«Nous voulions savoir quel genre de conversation se déroulait en ligne. L'utilisation d'internet a augmenté de 82% au cours de la seule année écoulée» au Kenya, souligne-t-elle. «Cela signifie que si les mêmes messages de haine se propagent, leur portée sera bien plus importante qu'en 2007. Ce qui veut potentiellement dire une violence encore pire».

Pour Tom Mboya, militant associatif, «la politique est le sport national kényan. Bizarrement, décence et bon sens sont jetés aux orties dès que les principaux adversaires entrent sur le terrain».

Mais, «en fin de compte, c'est à nous, les électeurs, de changer cette vie politique basée sur l'ethnie. Aucune commission, aucun tribunal ne nous feront changer nos façons de voter», ajoute-t-il.