L'animal favori de Mwynishei Rugina, c'est le lion. Pourquoi le lion? «Parce qu'il est dangereux et qu'il sait se protéger.

- As-tu déjà vu un lion, Mwynishei?

- Jamais.»

Mwynishei a 12 ans et il vit à Musoma, en Tanzanie, un pays réputé pour ses zèbres, ses girafes et aussi ses lions. Mais pour ce gamin au sourire lumineux, les safaris qui attirent les touristes, c'est plus loin que la Lune.

Les autos sont rares dans cette ville aux maisons basses et aux ruelles de terre battue campée au bord du lac Victoria. Mwynishei habite dans le quartier modeste de Nyasho avec ses parents, ses deux frères et ses trois soeurs. Quelques matelas, des couvertures, deux moustiquaires accrochées au plafond, trois casseroles, un petit poêle et deux valises où sont rangés les vêtements de la famille: voilà toutes les possessions des Rugina.

Au milieu de la cour commune, il y a les toilettes camouflées par quelques planches de tôle. Devant la maison, le terrain vague où Mwynishei joue au foot. Tout à côté, le jardin où la famille cultive illégalement des légumes. Une fois, des inspecteurs de la Ville sont venus pour les arracher. Mais tout le quartier a fait bloc pour défendre les Rugina. Et la Ville a reculé.

Derrière la maison de ciment, au bout d'un enchevêtrement de ruelles, il y a le marché où le garçon va faire d'innombrables courses pour sa mère: café, charbon, arachides. Car chez les Rugina, on ne stocke rien. Tout s'achète au fur et à mesure.

Sur le chemin du marché, Mwynishei passe chaque jour près d'un abri où, pour environ 20 cents, on peut regarder un match de foot à la télé. Mwynishei y va rarement. Trop cher.

L'univers de Mwynishei est délimité par ces quelques points de repère: la maison de deux pièces, sans électricité ni eau courante; le point d'eau; le marché, à deux minutes à pied. L'école, à 15 minutes de là, était exceptionnellement fermée pendant notre visite à Musoma.

Mwynishei n'a presque jamais quitté ce quadrilatère où sa vie se déroule chaque jour selon un rituel familier. Son plus grand voyage? Majida, la ville de son père, à deux heures de route de Musoma.

Les Rugina ne possèdent pas de téléphone cellulaire, moyen de communication pourtant très répandu en Tanzanie. Plus surprenant, ils n'ont pas non plus de montre. Pourtant, quand on lui demande l'heure, Mwynishei tombe presque toujours juste. À une demi-heure près.

Père malade

Comme son père souffre d'une infection qui forme des plaies douloureuses sur ses jambes, Mwynishei tient un peu le rôle de l'homme de la maison. Tous les matins, il remplit d'eau le baril de plastique qui sert de réservoir pour la journée. Son frère Kulwa, 10 ans, l'aide dans cette tâche. Au total, les deux garçons font une dizaine de voyages jusqu'à la pompe, dès le lever du jour.

C'est aussi Mwynishei qui s'occupe de sa petite soeur de 5 mois pendant que sa mère, Zaituni, casse de grosses pierres à coups de marteau dans la cour. La femme de 36 ans accomplit ce travail éreintant quatre heures par jour. Elle réduit les pierres en gravier qu'elle vendra comme matériau de construction. Zaituni refuse que ses enfants l'aident dans cette tâche, qu'elle juge trop dangereuse pour eux, avec tous ces éclats de pierre qui volent partout.

Le soir, de 16h à 20h, Mwynishei vend le café préparé par sa mère aux commerçants et aux passants, à la gare routière, à quelques minutes de chez lui. La vente de café, c'est un peu son business. «Il est très vaillant. Moi, je ne fais que l'aider», dit fièrement sa mère.

La Tanzanie n'est pas le plus pauvre des pays d'Afrique. À l'échelle du développement mondial, elle se classe au 152e rang parmi 187 pays, bien avant la République démocratique du Congo ou le Mali. Mais la moitié de sa population vit sous le seuil de la pauvreté absolue (2$ par jour). Et 12 millions de Tanzaniens survivent avec 1,25$ par jour - la pauvreté extrême.

De combien de dollars par jour dispose la famille Rugina? Ce n'est pas facile à calculer. Les revenus sont irréguliers, surtout depuis que le père de Mwynishei ne peut plus travailler. Les commandes de gravier sont intermittentes. Dans les meilleures périodes, elles rapportent jusqu'à 10$ par semaine.

La vente de café est irrégulière aussi. Le jour où nous les avons rejoints à la gare, Zaituni et Mwynishei y avaient dressé une table basse et placé deux grosses bouilloires sur leur réchaud. À l'affût des clients, Mwynishei courait remplir les tasses, en échangeant quelques plaisanteries avec les habitués.

En quatre heures, ses bénéfices ont atteint 1,25$. Mwynishei ne cachait pas sa déception: «Pour gagner plus d'argent, nous devons investir, mais le problème, c'est que nous n'avons pas de capital!»

Habituellement, la famille tire une partie de sa subsistance de la vente de ses légumes. Mais cette année, il n'a pas assez plu, et les aubergines suffisent à peine à garnir l'ugali - la traditionnelle pâte à base de farine de maïs.

Quand on additionne le tout, les Rugina oscillent entre la pauvreté absolue et la pauvreté extrême.

«Nos besoins sont beaucoup plus grands que tout l'argent que je peux gagner», résume Zaituni.

L'école

Mwynishei porte sur le monde un regard marqué par cette expérience de la misère. Sa plus grande peur? «Devenir un voleur ou un gangster.» Son bien le plus précieux? «Mes frères et mes soeurs.» Les objets dont il rêve? «Un ballon de foot et des livres d'école.»

Il faut dire que Mwynishei adore apprendre. Quand nous l'avons rencontré, les écoles étaient temporairement fermées, à cause du recensement. Il n'en pouvait plus de ce congé imprévu qui le maintenait à la maison. Il ne s'est pas fait prier pour nous montrer un cahier recouvert d'une photo de Robin van Persie, ancien joueur de l'Arsenal, son club de foot favori.

Les pages du cahier étaient remplies d'une écriture serrée et de dessins recopiés du tableau. Il nous a montré, par exemple, le croquis d'un cerveau, le lobe frontal bien tracé au crayon. «Les sciences, c'est ma matière préférée.»

Mwynishei a l'esprit vif et il assimile les nouvelles connaissances à une vitesse phénoménale. Le jour de notre rencontre, il s'est littéralement jeté sur notre lexique anglais-swahili et il a rapidement appris une trentaine de mots. Kaka? Brother. Dada? Sister. Karibu? Welcome...

Le garçon rêve d'aller à l'université pour devenir pilote d'avion et, qui sait, transporter un jour le président du pays. Mais il ne se fait pas d'illusions: ses chances d'obtenir une bourse pour payer l'école secondaire sont infimes. Tous les Tanzaniens le disent: ces bourses sont inaccessibles pour les plus démunis.

Les journées s'écoulent tranquillement pour les Rugina, et chacune d'entre elles ressemble à la précédente. Les plus jeunes des enfants jouent au mgoloshi, un jeu de billes qu'ils fabriquent en écrasant des cailloux. La mère travaille sans arrêt, du matin au soir: balayer la maison, préparer le porridge du matin, arroser le jardin, préparer le café pour la gare. «Je n'arrête jamais, seulement quand je suis malade.»

La nuit, quand elle est couchée, elle garde longtemps les yeux ouverts. Elle se demande comment elle nourrira ses enfants le lendemain, comment elle paiera les factures en souffrance. Lors de notre rencontre, les Rugina devaient cinq mois de loyer: l'équivalent de 50$. Mais ils doivent aussi payer l'accès à la pompe à eau (2$ par mois), les uniformes scolaires (12$ chacun). Ces échéances sont autant d'obstacles qui se forment à l'horizon.

Les Rugina forment une famille aimante, où les rires fusent à propos de tout et de rien. Mais derrière ces moments de joie, il y a cette angoisse sourde face à l'avenir. Une angoisse qui transparaît parfois dans les yeux rieurs de Mwynishei.